Texte
intégral
Michel Baranger est secrétaire de l'Assocation des
Amis
de Jacques Rivière et d'Alain-Fournier.
Je commencerai par vous lire trois extraits du
Grand Meaulnes
:
d'abord dans le chapitre
6 de la première partie, «
On frappe au carreau » :
« Dans la classe qui sentait les châtaignes et la piquette,
il n'y avait que deux balayeurs, qui déplaçaient les
tables.
Je m'approchai du poêle
pour m'y chauffer paresseusement
en attendant la rentrée,
tandis qu'Augustin Meaulnes cherchait
dans le bureau du maître et dans les pupitres.
Il découvrit bientôt un petit
atlas
(du département, peut-on lire dans les brouillons),
qu'il se mit à étudier avec passion,
debout sur l'estrade, les coudes sur le bureau,
la tête entre les mains.
Je me disposais à aller près de lui ;
je lui aurais mis la main sur l'épaule
et nous aurions sans doute suivi ensemble sur la carte
le
trajet qu'il avait fait... »
puis dans le chapitre
7 de la même première partie,
« Le gilet de soie » :
« Meaulnes,
qui délaissait complètement tous les jeux de ses anciens
camarades,
était resté, durant la dernière récréation
du soir,
assis sur son banc, tout occupé à établir un
mystérieux petit
plan,
en
suivant du doigt, et en
calculant longuement, sur
l'atlas du Cher. »
enfin, dans le chapitre
2 de la deuxième partie, «
Nous tombons dans une embuscade » :
« Les quatre adversaires de Meaulnes
qui avaient piqué le nez dans la neige
revenaient à la charge pour lui immobiliser bras et jambes,
lui liaient les bras avec une corde, les jambes avec un cache-nez,
et le jeune personnage à la tête bandée fouillait
dans ses poches...
Le dernier venu, l'homme au lasso,
avait allumé une petite bougie qu'il protégeait de la
main,
et chaque fois qu'il découvrait un papier nouveau,
le chef allait auprès de ce lumignon examiner ce qu'il contenait.
Il déplia enfin cette
espèce de carte couverte
d'inscriptions
à laquelle Meaulnes
travaillait depuis son retour
et s'écria avec joie :
Cette fois nous l'avons.
Voilà le
plan ! Voilà le
guide !
Nous allons voir si ce monsieur est bien allé où je
l'imagine... »
Vous voyez ainsi où j'ai trouvé le fil conducteur pour
écrire ce guide de voyage littéraire en Berry Sur les
chemins du Grand Meaulnes avec Alain-Fournier » : ce projet,
je ne l'ai pas mené à l'intention des touristes pressés,
avides de faire un circuit ou de participer à un rallye. Il
m'a paru plus intéressant de leur proposer un
itinéraire
de flânerie, de leur donner envie de relire le roman, de
découvrir les rêves de son auteur, ces « rêves
qui se promènent », comme il disait.
Sans doute est-il nécessaire de rappeler à certains
d'entre vous pourquoi Augustin Meaulnes se fait ainsi
géographe.
Vous savez qu'aux approches de Noël, il s'est évadé
de l'école de Sainte-Agathe pendant trois jours, sous prétexte
d'aller chercher à la gare les grands-parents de son ami François
Seurel. Et quand il est rentré, il n'a rien voulu raconter
de son aventure. Ce n'est que vers le 15 février qu'il en entreprend
le récit, la nuit, dans la mansarde qu'il partage avec François.
Dès lors jusqu'au printemps, tous deux vont unir leurs efforts
pour tenter de reconstituer l'itinéraire qui pourrait les ramener
jusqu'au Domaine mystérieux et leur faire retrouver la belle
jeune fille que Meaulnes y a rencontrée.
Le grand Meaulnes est ainsi, pour l'essentiel, le
roman
d'un voyage, d'un grand voyage de presque trois ans, « à
la recherche du sentier perdu », selon le titre du chapitre
9 de la deuxième partie. Rappelez-vous que le livre commence
par ces mots : « Il arriva chez nous » et se termine par
l'annonce d'un autre voyage : « Et déjà je l'imaginais,
la nuit, enveloppant sa fille dans un manteau et partant avec elle
pour de nouvelles aventures. » Entre les deux, on suit l'évasion
de Meaulnes à travers la campagne gelée, son départ
précipité pour Paris en quête de la bien-aimée,
son retour à Bourges pour tenter de retrouver Valentine, les
préparatifs d'un « très long voyage » lorsque
François Seurel vient lui apporter « la grande nouvelle
» qu'il a retrouvé Yvonne de Galais, son nouveau départ
au lendemain de ses noces, à l'appel de Frantz. Augustin n'est
d'ailleurs pas le seul voyageur : il y a aussi Frantz de Galais, qui
a voulu « être marin pour faire des voyages », comme
Fournier lui-même, qui passa quinze mois à Brest pour
préparer l'Ecole Navale ; Frantz se fait bohémien par
chagrin d'amour et erre avec Ganache sur les routes d'Allemagne. Même
François Seurel, le tranquille François : certes il
ne quitte guère le pays de Sainte-Agathe, mais à peine
délivré de sa coxalgie, le voilà qui s'aventure
dans les bois jusqu'à la maison de Baladier ; et quand il est
nommé instituteur à Saint-Benoist-des-Champs, il s'en
va chaque soir aux Sablonnières, rendre visite à Yvonne
de Galais, délaissée par son jeune mari ; et tous deux
participent de loin à l'expédition de Meaulnes, en quête
de la fiancée de Frantz.
Bien sûr, il ne s'agit pas des voyages de La Pérouse,
mais l'aventure est là, tous les jours, à la sortie
de l'école. Ce n'est pas pour rien que l'un des livres favoris
des écoliers de la fin du XIXe siècle, et du jeune Henri
Fournier en particulier, était
Le Tour de France par deux
enfants ou l'
immortel S
ans famille, sans parler
de
Robinson Crusoé. Bien des traducteurs étrangers
ne s'y sont pas trompés : l'une des traductions anglaises a
pour titre
The Wanderer, tandis qu'une édition roumaine
s'intitule
Cararea pierduta. Alain-Fournier n'a fait lui-même
qu'un seul voyage à l'étranger : deux mois et demi en
Angleterre, un séjour marquant d'ailleurs. Il fit aussi quelques
démarches pour partir en Chine au Service des Douanes, après
son échec au concours de Normale. Mais ce fut un infatigable
marcheur, tant pendant son service militaire et ses périodes
d'officier de réserve : en Champagne, en Touraine, en Languedoc,
qu'à Paris qu'il traversait souvent de bout en bout, la nuit
à pied : de la rue Cassini jusqu'à la Bourse ou au Trocadéro.
Je vous disais tout à l'heure que
Le grand Meaulnes
est le livre d'un voyage, un roman d'aventure ; en même temps
cette affirmation est paradoxale, puisque
quarante-trois chapitres
du livre sur quarante-six ont pour cadre, ou plutôt pour source
d'inspiration un seul département, celui du
Cher, avec
ses paysages si variés du nord au sud, de
La Chapelle-d'Angillon,
le village natal aux portes de la Sologne, ce village qui est aussi
celui de Meaulnes, sous le nom si proche de « La Ferté-d'Angillon
» et dont la Mairie-école garde à l'étage
une salle du Conseil, exactement semblable à celle qui est
décrite dans le roman, jusqu'à
Épineuil-le-Fleuriel,
dans le Boischaut aux confins de l'Auvergne : autrement dit «
Sainte-Agathe », avec l'école de Monsieur Seurel, aujourd'hui
devenu musée, en passant par
Nançay, ses forêts,
ses brandes et ses étangs brumeux, et
Bourges, la ville
qui « monte vers la cathédrale..., énorme et indifférente
». Au point que beaucoup de critiques l'ont traité, non
sans mépris, de roman régionaliste. Il n'est d'ailleurs
pas en si mauvaise compagnie, avec George Sand, Charles-Louis Philippe
ou Marguerite Audoux. Et le paradoxe est qu'Alain-Fournier avait quitté
son pays natal à l'âge de douze ans et n'y est revenu
que pour de courtes vacances, chez sa grand-mère. Mais au moment
même où il mettait la dernière main à son
livre, en septembre 1912, il rêvait de « passer sa vie
» tout près de là, « à l'entrée
du bois du gouvernement », c'est-à-dire de la forêt
de Saint-Palais.
Dans une lettre qu'il avait écrite à son ami Jacques
Rivière, le 26 décembre 1906 ils avaient tous
les deux vingt ans il s'efforce de démêler les
contradictions de ses attirances et de ses ambitions :
« Ce pays n'est pas le mien
parce que aucun pays n'est le mien,
si ce n'est peut-être le bourg où je suis allé
en classe et au catéchisme.
[...]
Merveilleux pays de mon cur,
Fez la lointaine n'est pas plus belle, ni plus ancienne,
ni plus enfouie dans le mystère que vous.
[...]
Et pourtant il m'a semblé, ces jours derniers,
qu'enfin l'immensité de ma petite campagne ne me suffisait
plus.
Pour qui saurait l'isolement, la gravité et le tendre ennui
de cette haute maison dont je sors si peu,
pour qui saurait l'insignifiance de la campagne d'alentour,
la surprise serait minime
et d'avoir résisté jusqu'ici je paraîtrais quelque
peu ridicule...
Mais je suis celui qui sait l'immensité
et le mystère de toutes les vies.
Je me disais un jour,
que je serais le « nocturne passeur des pauvres âmes »,
des pauvres vies.
Je les passerais sur le rivage de mon pays
où toutes choses sont vues dans leur secrète beauté.
[...]
Partir et n'arriver jamais.
Souffrir de l'inconnu, s'enivrer de toucher le mystère,
souffrir de ne pas s'habituer.
Partir, repartir, dormir sous le ciel, enveloppé de laine,
sur des places de ville,
repartir, caravanes, caravanes ! »