Texte intégral
S'il nous est difficile de vivre longtemps en tête-à-tête
avec un de nos semblables, il n'est guère plus facile de
vivre constamment dans l'intimité d'une oeuvre d'art. Je
connais au Louvre, à Florence, à Rome et ailleurs
des chefs-d'uvre qui me secouent d'enthousiasme à chaque
nouvelle rencontre et que je ne supporterais pas une semaine dans
ma maison.
Or depuis trois ans, un certain cheval blanc, quasi translu-cide,
que j'appelle familièrement mon cheval d'Apocalypse, se trouve
dix fois par jour dans le champ de mon regard sans que jusqu'ici,
la lassitude soit venue. Notre intimité, au contraire, va
croissant, se transforme en complicité, et mes enfants eux-mêmes
le considèrent comme une sorte de génie familier.
Il s'agit d'une toile de Pierre Cadiou et d'autres toiles de lui,
des sculptures, pourraient s'insérer aussi harmonieusement
dans notre existence quotidienne. Je pense à telle grenouille
au regard éternel, au coq et à sa poule blanche, au
chat Christobal; je pense aussi aux compositions tourmentées
et sereines tout ensemble, aux descentes de croix pathétiques
et familières qui donnent l'impression que le drame s'est
passé au coin de notre rue et que ses héros sont nos
voisins.
On assiste, dans l'oeuvre de Cadiou, à la naissance des êtres
en même temps qu'à leur survie et parfois une touffe
d'herbes piquetée de pâquerettes, un rocher, quelques
cailloux dans un coin du tableau ont une vie aussi troublante que
le personnage central.
Je me souviens d'une toile, une composition, dont le peintre n'était
pas satisfait et qu'il avait découpée en quatre ou
six morceaux. Il s'est fait que chacun de ces fragments était
un tableau complet.
Georges SIMENON
Echandens, le 2 septembre 1961