Intrigue
Le 13 octobre, P'tite Madame (seize ans et demi) passe chez son amie,
Yvonne, dont les parents sont riches et qui habite boulevard Suchet
(Paris, France). Comme elle ne possède pas de robe convenable
pour se présenter dans cet appartement luxueux, elle revêt
un ensemble jupe-culotte et tricot qui a au moins le mérite
de l'originalité.
A onze heures, Yvonne raccompagne P'tite Madame jusqu'au seuil et
s'inquiète de son intention de rentrer chez elle en traversant
le Bois de Boulogne, bien que ce soit le chemin le plus court pour
atteindre le Pont de Neuilly, où elle vit avec son père
et sa mère.
P'tite Madame monte sur son vélo et s'engage dans le Bois.
Soudain, elle sent le sol dur sous sa roue avant. Crevaison ! Il ne
lui reste plus qu'à pousser sa machine et à soretir
au plus vite de ce désert obscur. Alors que la peur commence
à s'insinuer en elle, la jeune fille aperçoit une voiture,
les phares en veilleuse, arrêtée sur la route à
trente mètres d'elle. Elle accélère le pas et
s'écarte du véhicule autant que la largeur de l'allée
le permet. Dans l'auto, elle devine qu'il y a plusieurs occupants,
mais elle distingue surtout le visage d'un homme encore jeune, très
blond et très pâle.
A peine a-t-elle dépassé la voiture, qu'elle entend
un bruit de vitre brisée. Elle se retourne, un bras se tend
par la portière et lance quelque chose
Un petit paquet
tombe près du vélo avec un bruit mou. Sans réfléchir,
P'tite Madame se baisse et le ramasse. A cet instant précis,
une détonation retentit dans l'auto. La jeune fille s'élance
en courant ; derrière des cris, des bruits de pas, le coup
de sifflet d'un agent de police
Enfin, elle parvient à
la Porte de Madrid, puis à son domicile.
Dans sa chambre, P'tite Madame ouvre le paquet. C'est une enveloppe
jaune qui contient une liasse de billets de mille francs entourée
d'un élastique. Elle les compte. Il y en a cent, qu'elle glisse
au-dessus de son armoire à glace.
Par les journaux, la jeune fille apprend que le véhicule du
Bois de Boulogne, ce 13 octobre, portait un faux numéro d'immatriculation
et que la police y a découvert le corps d'Eugène Maloin,
dit Gégé, tenancier d'une maison de jeu clandestine.
Il s'agit d'un règlement de compte et un homme a été
arrêté la nuit même. Fernand Voisin, malgré
un interrogatoire serré de vingt-quatre heures, ne livrera
pas le nom de ses complices et sera condamné à trois
ans de prison.
P'tite Madame ne touche pas à l'argent trouvé, sauf
pour s'acheter un ensemble de sport d'hiver en grosse laine vert pâle,
qui lui coûte un peu moins de cinq-cents francs. Au printemps,
elle fait la connaissance de Jean : c'est le coup de foudre. Le jeune
homme rêve d'être engagé comme violoniste dans
l'orchestre de la radio. Les jeunes gens se fiancent et, une année
plus tard, se marient. Ils s'installent dans un meublé de l'avenue
des Ternes. P'tite Madame emménage avec son butin, qu'elle
cache dans un soulier.
Le jeune couple vit chichement et les fins de mois sont difficiles.
Sans méchanceté, P'tite Madame en fait le reproche à
son mari et le pousse à se débrouiller mieux pour gagner
plus. Jean fait son possible, devient troisième violon dans
l'orchestre et donne des leçons de musique à dix francs
de l'heure. Son salaire, comparé à la fortune de son
épouse, est maigre
P'tite Madame se montre toujours plus
exigeante ; Jean quitte la radio pour rejoindre l'orchestre d'une
boîte de nuit de Montparnasse.
Il annonce fièrement la nouvelle à son épouse.
Ce nouvel emploi leur permettra de déménager et de s'installer
enfin dans un appartement avec salle de bains. D'ailleurs, le soir-même,
ils sont invités à manger avec ses nouveaux patrons.
P'tite Madame accueille ce changement avec froideur. Ils se disputent.
Finalement, elle consent à l'accompagner. Le dîner a
lieu dans un de ces petits restaurants intimes et très chers,
connus pour leurs nappes à carreaux, leurs petites lampes sur
les tables, leurs cuivres aux murs et leurs patrons en toque blanche
qui serrent la main des clients.
Le nouveau patron de Jean arrive avec un peu de retard, l'air affairé.
Jean se charge des présentations. P'tite Madame suffoque. Elle
n'ouvre pas la bouche du repas et refuse d'aller boire le champagne
dans l'établissement où Jean travaillera.
De retour avenue des Ternes, P'tite Madame retire l'argent de la chaussure
et jette les billets sur la table. Il faut une crise de larmes, une
crise de nerfs pour que le couple se calme et se comprenne. P'tite
Madame raconte à son mari son aventure du Bois de Boulogne.
L'individu avec lequel ils ont dîné ce soir, le futur
de patron de Jean, c'est lui, c'est le jeune homme blond et pâle
de la voiture
Elle l'a immédiatement reconnu.
P'tite Madame et Jean se rendent chez un homme de loi et lui confient
les cent mille francs. Les cinq-cents francs qui ont servi pour l'achat
de l'ensemble de sport aujourd'hui mangé par les mites
faute d'avoir été porté ils les rembourseront
dans deux mois. Et ils continueront ainsi de s'aimer comme au premier
jour.