Texte intégral
Cher Blaise Cendrars,
Je sais que vous ne m'en voudrez pas si, au ton un peu compassé
d'un article, je préfère celui, plus libre et plus
familier, de la correspondance. J'y tiens d'autant plus qu'au
moment où je reçois le premier volume de vos uvres
complètes (1), j'allais vraiment vous écrire.
La semaine dernière, en effet, a été pour
moi une fête de l'amitié et, à votre insu,
vous y avez pris une grande part.
Henry Miller, que vous aimez comme je l'aime et qui vous aime
comme je vous aime, était ici, chez moi, et, au fil paresseux
de nos entretiens, nous vous avons évoqué si souvent
qu'à la fin vous étiez un peu présent.
Ce que nous avons dit de vous, vous le devinez sans peine. Il
y a pourtant un mot qui m'est venu soudain aux lèvres et
que j'aimerais vous répéter, car je crois que vous
comprendrez tout ce qu'il essaie d'exprimer. On a pu appeler Barbey
d'Aurevilly le Connétable, et d'autres écrivains
ont reçu, eux aussi, un titre officieux.
Vous déplairait-il que, dans mon esprit, vous soyez le
boucanier du roman et de la poésie ?
N'avez-vous pas, du boucanier, le visage recuit et, depuis toujours,
marqué de ces fissures qu'y laisse une vie intense ? N'en
avez-vous pas le besoin de découvertes toujours nouvelles
en même temps qu'un calme mépris pour tout ce qui
ne compte pas réellement, pour ce qui n'est pas l'essentiel
?
Vous êtes allé partout sans jamais vous engager
dans un sentier battu. Vous avez touché à tout sans
effleurer une seule fois des choses banales ou malpropres.
Depuis mon retour en Europe, il m'est arrivé souvent,
passant par Paris, d'avoir envie de sonner à votre porte
et, si je ne l'ai pas fait, c'est par pudeur et par respect pour
une uvre éternellement en train.
Vous ai-je jamais dit que mon admiration remonte très
loin, à mon adolescence, alors que je me récitais,
entre autres, vos petits poèmes nègres pour les
enfants blancs ?
Hi ! Hi ! Papa-cheval potam
Hi ! Hi ! Papa-maman codil
Je suis allé, plus tard, au pays des négrillons
nus et je devais appeler deux de mes bateaux le Potam et
le Codil.
Souvent, sur un continent ou sur l'autre, mes pieds se sont posés
dans les traces de vos pas et je n'en ai que mieux compris l'homme
et l'écrivain que vous êtes.
Ce que j'aurais voulu, mon cher Cendrars, c'est que, la semaine
dernière, vous ayez pu entendre, Miller et moi, vous évoquer,
puis le soir encore, avec un autre homme de la même race,
Charlie Chaplin.
Est-ce que je vais être indiscret ? Avons-nous été
mal renseignés ? Je ne le pense pas car il y a des choses,
vous le savez mieux que quiconque, qui ne s'inventent pas. Et
puis cela colle si bien avec le boucanier ! Depuis un certain
temps, la douleur physique ne vous épargne pas, vous harcèle
sans répit. Or, c'est Henry Miller qui nous l'a appris,
vous dédaignez les calmants que la médecine vous
propose parce que vous refusez de perdre si peu que ce soit de
lucidité, de votre vie intime, fût-ce la souffrance.
Je vous tire mon chapeau, Cendrars, pour cela, pour tout ce que
vous nous avez donné, pour votre uvre, pour votre
existence, puis, en vieil ami, j'embrasse vos rudes joues tannées.
Votre fidèle,
Georges Simenon.
(1) Denoël.