Intrigue
Il y a trente ans que Ploué a quitté son village du
Finistère (France). Comme tous ses copains bretons, comme son
père et son grand-père, il rêvait d'être
marin. Sa mère n'a pas voulu parce que c'était assez
de deux hommes péris en mer dans la famille. Alors il devenu
curé. Et pour connaître la mer quand même, il s'est
fait missionnaire et a demandé à partir en Océanie.
Dans l'archipel de Tuamotu (Pacifique), son teint s'est halé,
la barbe lui a poussé et il est devenu aussi large que les
Canaques. Depuis vingt-deux ans, le père Ploué vit dans
son île sans aucun contact avec ses supérieurs. Il a
fini par considérer sa paroisse comme son fief, presque comme
son royaume.
Il y a cent façons de s'y prendre avec les indigènes
pour les amener à vivre plus ou moins selon la morale chrétienne.
Est-ce que Ploué a choisi la bonne ? C'est-à-dire celle
qui aura l'agrément du prélat ? Depuis plusieurs semaines,
le Breton et ses ouailles se préparent à accueillir
la visite de Monseigneur
La façade blanche de l'église est garnie du sol au clocher
de fleurs artificielles en papier et, à l'intérieur,
les murs en ont été recouverts, laissant à peine
paraître le Chemin de Croix. Des jeunes filles répètent
une cantate spécialement composée en l'honneur de Monseigneur
; depuis trois jours, les hommes valides pêchent tout ce qu'il
y a de fin en matière de poissons et de coquillages ; au presbytère,
un chambre a été aménagée pour l'évêque
et on a refait le lit dix fois. Il reste une bouteille de vin, une
seule, et Ploué l'a déjà posée sur la
table de la salle à manger.
La grande fierté du Breton, sur cet atoll où rien ne
pousse, faute de terre, est d'avoir réussit à faire
pousser un oranger. Le seul oranger de l'archipel ! A force de mendier
un peu de terre aux goélettes de passage, il a pu planter l'arbre
contre la maison qui jouxte l'église. Maintenant, il donne
une centaine de fruit par an. Ploué prétend avoir sauvé
des enfants malades grâces à des oranges fraîches.
Monseigneur arrivera juste à temps pour voir et sans
doute manger la première orange de l'année
L'évêque arrive dans une atmosphère d'apothéose.
Il débarque porté par dix indigènes. L'homme
mesure deux mètres et est maigre comme un saint de vitrail.
Les jeunes filles glapissent la cantate et les vieux baisent l'anneau.
Monseigneur trouve les décorations florales de mauvais goût
et demande qu'on les enlève avant la messe. Il déplore
le vin sur la table et fustige les mauvaises habitudes qui se propagent
jusque dans les îles du Pacifique.
La nuit tombe. Un indigène qui habite au fond du lagon
à dix heures de pirogue vient chercher Ploué
: sa femme va mourir et réclame le prêtre. Le Breton
devra laisser l'évêque assister seul aux cérémonies.
L'orage éclate, le vent souffle et les heures passent. Lorsque
que les deux hommes arrivent chez l'indigène, la femme est
déjà morte. Ploué ne peut pas repartir tout de
suite. Vingt-quatre heures à attendre la fin de la tempête.
Et là-bas, dans son église, Monseigneur et sa voix coupante
Tout ce qu'il a préparé
Ploué n'a pas d'ambition
et sait qu'il ne montera jamais en grade. Mais, depuis le temps qu'il
est vit tout seul, livré à sa propre initiative, il
aurait eu besoin d'un encouragement
Il aurait aussi tant vouloir
l'étonnement du prélat devant le miracle de l'oranger
!
Lorsqu'il revient au village, il n'y a plus de chants ni de fêtes.
Partout, sur le sol, des lambeaux de fleurs en papier. L'évêque
est parti. A cause du mauvais temps. Il a supprimé la procession
que Ploué promettait depuis des années
L'oranger a disparu. Monseigneur a-t-il emporté l'arbre en
souvenir, ou pour le replanter ailleurs ? Non, à deux heures
du matin, il a demandé ce qui frappait ainsi contre sa fenêtre
et exigé qu'on arrache l'arbre pour ne plus être dérangé,
pour qu'il puisse enfin dormir.
Dans l'obscurité, l'orange est tombée et l'indigène
qui a abattu l'arbre a marché dessus. Il ne s'en est aperçu
qu'au matin.
Vingt ans plus tard, Ploué a une barbe blanche et se traîne
difficilement. Comme tant d'autres, il est atteint d'éléphantiasis
aux jambes. On ne fait plus de fleurs en papier dans son île
et les jeunes filles n'apprennent plus de cantates. Par contre, elles
ont des bicyclettes. Une douzaine de Canaques sont allés faire
la guerre en France et pour les sept d'entre eux qui ne sont pas revenus
dans leur île, on a dressé un monument aux morts.