Texte intégral
Très jeune, avant de savoir qu'un jour il m'arriverait de
créer le personnage de Maigret, je recherchais avidement
certains livres qu'on trouve dans peu de bibliothèques, je
veux parler des mémoires de personnages réels ayant
joué un rôle important dans la police ou dans l'histoire
criminelle de leur époque. Je me souviens en particulier
des souvenirs de Goron, longtemps un des limiers les plus fameux
de la Sûreté, puis des ouvrages du commissaire Macé,
célèbre, lui aussi, au début du siècle.
C'est, depuis, une tradition dans la police, que de temps en
temps quelqu'un prenne la relève et des hommes que j'ai
bien connus, le commissaire Guillaume, aux moustaches rousses,
Massu, au parapluie et aux interrogatoires quasi-légendaires,
nous ont révélé à leur tour les dessous
d'affaires que le public ne connaissait que par les récits
des journaux.
Aujourd'hui, c'est un ouvrage fort différent que nous
offre le commissaire Ambrosi, Directeur de la Police de Nice.
Au lieu de nous parler des affaires qu'il a eu à résoudre
au cours de sa carrière, il s'est attaché à
faire vivre jour par jour, heure par heure, la vie d'un commissariat
de police dans une ville de province.
Vais-je dire qu'il ne s'y passe rien de sensationnel ? Cela dépend
du sens qu'on donne à ce mot et cela dépend aussi
du point de vue auquel on se place.
Or, ici, c'est le point de vue du commissaire qu'on nous invite
à partager, un homme qui ne compte que sur son expérience
humaine et sur sa connaissance du quartier pour démêler
le faux du vrai, éviter les drames quand cela se peut,
et parfois, raccommoder la casse.
Aucune littérature dans ces pages. Pas de morceaux de
bravoure. La vie se déroule sans précipitations,
les cas se suivent ou s'enchevêtrent, cruels, stupides ou
déchirants, un monde défile, enfants, vieillards,
gens de tous les milieux, certains ridicules, d'autres odieux,
d'autres encore attendrissants.
On est là, assis, dans un coin, à écouter,
à regarder, surpris de voir se dérouler l'envers
de la vie de tous les jours.
Et quand le rideau se baisse, quand le livre se ferme, on se
lève à regret, on quitte ce commissariat et son
petit monde où, sans s'en rendre compte, on vient de tant
apprendre.
Ce que le commissaire Ambrosi, bien qu'il ne m'en ait rien dit,
souhaite surtout, n'est-ce pas qu'on le quitte avec un peu plus
de compréhension et d'indulgence ?
Pour ma part, en tout cas, c'est ce que je retiendrai de ce livre
à la fois simple et lourd, du poids de la simplicité
de l'existence quotidienne.
Georges Simenon,
Le 2 avril 1958.