Texte intégral
Mon cher Courtine,
Voilà bien des années que j'ai renoncé à
écrire des préfaces car j'y passerais une bonne
partie du temps consacré à mes romans et leur nombre
leur enlèverait toute valeur. Voulez-vous accepter de considérer
comme une préface cette lettre que je vous écris
avec une amicale sincérité ?
Voilà bien longtemps que je vous lis et que je vous admire.
Beaucoup de gens, ces dernières années surtout,
se sont piqués de gastronomie et presque chaque journal
ou hebdomadaire possède sa rubrique de la bonne table.
Or, la plupart du temps, la cuisine dont on parle est une cuisine
de fantaisie qui s'harmonise mieux avec les meubles gonflables
en plastic qu'avec une bonne et solide salle à manger.
J'écrirais volontiers que vous êtes le dernier classique
si je ne risquais d'éloigner de vous les amateurs d'originalité
à tout prix. Pour chaque plat, vous vous êtes donné
la peine de remonter aux sources, souvent paysannes, de rechercher
le pourquoi de tel ingrédient, de tel genre de cuisson
ou de telle garniture. Souvent aussi, vous avez recherché
et trouvé des simplifications qu'exigent nos pauvres estomacs
d'aujourd'hui.
Je vous ai vu à l'uvre. Votre curiosité et
votre activité m'émerveillent toujours. Et lorsque
je me trouve devant un cas litigieux, c'est chez vous que je me
renseigne.
On avait nommé notre ami Curnonsky Prince des Gastronomes.
Vous méritez d'hériter de ce titre, encore que je
le trouve un peu ronflant et que je lui préfère
le mot expert.
Ce sont les experts qui distinguent les faux tableaux des vrais,
les uvres d'art de pacotille et des uvres d'art authentiques.
Vous le faites en cuisine, qui est un art aussi, sinon le plus
ancien.
Vous connaissez mon admiration. J'aimerai, par le truchement
de cette lettre-préface, la faire partager à ceux,
très rares, parmi vos lecteurs, qui ne la partagent pas
encore.
Amicalement vôtre, mon cher Courtine.
Georges Simenon.