Texte intégral
C'est hier que j'ai lu le roman de mon confrère norvégien
Omre. Je suis donc encore, pour ainsi dire, le nez dessus. Dans
quelques jours ou dans quelques mois, je m'apercevrai soudain
que cette uvre, ou une partie de cette uvre, un
personnage, un décor, que sais-je ? a pris une place
définitive dans ma mémoire. Il en va de même,
chez moi, pour un tableau, une cathédrale, un pays parcouru,
un homme rencontré, et je pense que cette décantation
lente et en quelque sorte automatique, involontaire, tient à
ce que je manque d'esprit d'analyse.
Ce que je sais dès à présent, c'est
que les êtres créés par Omre ne m'ont
pas surpris, n'ont pas été pour moi un seul
instant des étrangers. Je les ai reconnus tout de suite
à je ne sais quel signe. Je les ai accueillis tout
de suite avec un sourire presque ému, et ils se sont
mêlés aussitôt à d'autres ombres
amies.
Car, depuis quelques années, il m'arrive une chose
que j'ai bien envie de qualifier de merveilleuse. Je ne saurais
pas dire au juste quand cela a commencé. Auparavant,
j'avais plutôt une sensation d'isolement ; je peinais,
seul dans mon coin, à animer un monde tel que je le
concevais, des hommes que j'aurais toujours voulus plus sublimement
et plus misérablement hommes. Plus simplement aussi,
plus simplement surtout - c'est même ce qui devait les
rendre sublimes à mes yeux -, sans rien qui rappelât
le lourd héritage des siècles de littérature,
les hommes-type de chacune des époques révolues.
J'ai lu très peu de romans. La plupart des livres
qui me tombaient sous la main me restaient étrangers,
et me confirmaient dans un isolement dont j'avais tendance
à tirer moins d'orgueil que d'humilité.
C'est alors que des hasards successifs, des traductions noyées
parmi tant d'autres, m'ont appris qu'ici et là, séparés
par des milliers de kilomètres, sans contact entre
eux, des isolés comme moi poursuivaient, chacun dans
leur coin, une tâche parallèle.
Voilà ce que je qualifie de merveilleux, cette découverte
que les personnages de Steinbeck, de Kafka, de Faulkner, d'autres
encore, nés en Finlande, en Espagne ou ailleurs, sont
marqués du même signe.
Ce signe-là, il est probable que les critiques de
demain le découvriront et l'analyseront, et il apparaîtra
alors comme une évidence.
Aujourd'hui, nous qui sommes encore sur le chantier, sans
vue d'ensemble, sans recul, nous ne faisons que le sentir,
que le deviner.
Il ne s'agit pas d'une école, et j'espère qu'il
n'en sera jamais question, ou alors l'école ne naîtra
qu'après les uvres
Il ne s'agit pas non
plus d'une façon d'écrire ni de composer.
C'est à la fois plus vague et plus profond. Ce que
je crois sentir naître, c'est une nouvelle conception
de l'homme, une nouvelle façon de regarder l'homme.
Et, par le fait, c'est le roman d'aujourd'hui, de demain si
vous préférez, qui se cherche, qui tâtonne,
mais qui naît, c'est incontestable, et qui (ce qui me
donne tant de confiance en lui) naît au même moment
sur les points les plus opposés du globe. Que dis-je
? C'est sans doute sa marque principale, qu'il soit de partout,
à tel point qu'il arrive au lecteur de chercher, au
dos de la page de garde, de quelle langue l'ouvrage qu'il
a en main est traduit.
Or, en lisant l'ouvrage de Omre, si peu ambitieux, j'ai eu,
dès l'abord, la sensation joyeuse qu'il était
des nôtres.
La place qu'il tiendra, je l'ignore. Je ne cherche pas à
savoir (et ce n'est pas mon rôle) s'il sera un maître
ou s'il fera partie de la troupe.
Ce qui compte à mes yeux, et ce qui m'enchante, c'est
qu'il en soit.
* * *
Dans Traqué, dont le titre peut-être
fera tort au livre, il n'y a pas d'histoire. Il n'y a jamais
d'histoire, au vieux sens du mot, dans les romans auxquels
je fais allusion. Simplement un moment plus ou moins long
de la vie d'un homme. Peu importe que les événements
soient dramatiques ou quotidiens, puisque ce qui compte, c'est
l'homme lui-même, l'homme et son rapport avec le monde,
ou, plus exactement, avec la vie.
D'aucuns, qui passent leur temps à coller des étiquettes
au petit bonheur, diront peut-être que Traqué
est un roman policier. Parce que le héros a été
condamné, qu'il a fui, que la police le recherche.
Pour quel crime ou quel délit il a été
condamné, on ne nous le dit pas, et le drame n'est
pas là. Le drame, c'est que l'individu se trouve seul
et qu'il éprouve le besoin de plus en plus lancinant
de reprendre une place, n'importe laquelle, parmi les hommes.
L'auteur a été admirablement servi, pour exprimer
plastiquement ces efforts sans cesse repoussés, par
la configuration d'un pays que je connais bien et dont il
rend parfois poignante la vie grave et austère. Jusqu'à
l'extrême nord de la Norvège, tout le long de
la côte, des villes, des villages, quelques maisons
de bois derrière les pilotis d'un quai, forment au
pied de montagnes froides, comme les grains d'un chapelet
humain. Le plus souvent, en l'absence de chemins de fer, ces
grains ne sont réunis entre eux que par des vapeurs,
grands et petits, qui gravitent inlassablement d'un fjord
à l'autre.
C'est là qu'un homme qui n'a plus d'état civil
va essayer de s'intégrer successivement à des
mondes en raccourci. Chacun se refermera plus ou moins vite
à son contact, comme un organisme vivant se contracte
à la tentative de pénétration d'un corps
étranger.
N'ai-je pas raison de dire qu'il n'y a pas d'histoire ? On
pourrait presque prétendre que, quand bien même
l'homme ne serait pas traqué par la police, le roman
existerait pareil, car la réaction serait la même
entre un individu et des hommes.
Il n'y a pas de tapage, de pittoresque, mais à
tout moment les personnages ont l'univers collé à
leur peau comme un vêtement mouillé.
Il n'y a pas de psychologie et pourtant chacun a sa
vie à lui, pas une autre.
Il n'y a ni déclamation, ni sentimentalité,
ni pitié et cependant
* * *
Il y a bien longtemps déjà que je pense à
ce roman d'aujourd'hui ou de demain que je sens naître,
animé déjà d'une telle volonté
de vie, et que je suis encore incapable de définir.
Est-ce que je me trompe ? Est-ce que je prends mes désirs
pour des réalités ? Je jurerais que je peux,
du premier coup d'il, reconnaître ceux qui
en sont de ceux qui n'en sont pas.
Il y a des gens, comme mon ami Vlaminck, comme tant d'autres
de plus en plus nombreux, chez qui je suis sûr d'avance
de trouver, sur le même rayon de la bibliothèque,
ceux qui en sont, qu'ils soient Américains,
Tchèques ou Norvégiens.
Eh bien ! Je leur signale en Omre une nouvelle recrue et
ils décideront mieux que moi de la place exacte qu'il
convient de lui donner.
Georges Simenon,
Les Sables-d'Olonne, novembre 1944.