« C'est hier que j'ai lu le roman de
mon confrère norvégien Omre...
»
Préface

  • Rédaction
    Les Sables-d'Olonne (Vendée, France), en novembre 1944.


  • Manuscrit
    [ ? ].


  • Publication d'une préoriginale
    Aucune.


  • Edition originale
    In Traqué (roman), d'Arthur Omre.
    Achevé d'imprimer : 1er trimestre 1945.
    Paris, Editions Albert - Les Presses de la Cité ; 16,5 x 13 cm, 300 pages ; traduit du norvégien par Mme Chevalley ; préface de Georges Simenon ; jaquette illustrée en couleurs.


      Traqué, 1945.
    Edition originale.


  • Remarque(s)
    Arthur Omre : quelques repères biographiques.


  • Texte intégral
    C'est hier que j'ai lu le roman de mon confrère norvégien Omre. Je suis donc encore, pour ainsi dire, le nez dessus. Dans quelques jours ou dans quelques mois, je m'apercevrai soudain que cette œuvre, ou une partie de cette œuvre, un personnage, un décor, que sais-je ? a pris une place définitive dans ma mémoire. Il en va de même, chez moi, pour un tableau, une cathédrale, un pays parcouru, un homme rencontré, et je pense que cette décantation lente et en quelque sorte automatique, involontaire, tient à ce que je manque d'esprit d'analyse.

    Ce que je sais dès à présent, c'est que les êtres créés par Omre ne m'ont pas surpris, n'ont pas été pour moi un seul instant des étrangers. Je les ai reconnus tout de suite à je ne sais quel signe. Je les ai accueillis tout de suite avec un sourire presque ému, et ils se sont mêlés aussitôt à d'autres ombres amies.

    Car, depuis quelques années, il m'arrive une chose que j'ai bien envie de qualifier de merveilleuse. Je ne saurais pas dire au juste quand cela a commencé. Auparavant, j'avais plutôt une sensation d'isolement ; je peinais, seul dans mon coin, à animer un monde tel que je le concevais, des hommes que j'aurais toujours voulus plus sublimement et plus misérablement hommes. Plus simplement aussi, plus simplement surtout - c'est même ce qui devait les rendre sublimes à mes yeux -, sans rien qui rappelât le lourd héritage des siècles de littérature, les hommes-type de chacune des époques révolues.

    J'ai lu très peu de romans. La plupart des livres qui me tombaient sous la main me restaient étrangers, et me confirmaient dans un isolement dont j'avais tendance à tirer moins d'orgueil que d'humilité.

    C'est alors que des hasards successifs, des traductions noyées parmi tant d'autres, m'ont appris qu'ici et là, séparés par des milliers de kilomètres, sans contact entre eux, des isolés comme moi poursuivaient, chacun dans leur coin, une tâche parallèle.

    Voilà ce que je qualifie de merveilleux, cette découverte que les personnages de Steinbeck, de Kafka, de Faulkner, d'autres encore, nés en Finlande, en Espagne ou ailleurs, sont marqués du même signe.

    Ce signe-là, il est probable que les critiques de demain le découvriront et l'analyseront, et il apparaîtra alors comme une évidence.

    Aujourd'hui, nous qui sommes encore sur le chantier, sans vue d'ensemble, sans recul, nous ne faisons que le sentir, que le deviner.

    Il ne s'agit pas d'une école, et j'espère qu'il n'en sera jamais question, ou alors l'école ne naîtra qu'après les œuvres… Il ne s'agit pas non plus d'une façon d'écrire ni de composer.

    C'est à la fois plus vague et plus profond. Ce que je crois sentir naître, c'est une nouvelle conception de l'homme, une nouvelle façon de regarder l'homme. Et, par le fait, c'est le roman d'aujourd'hui, de demain si vous préférez, qui se cherche, qui tâtonne, mais qui naît, c'est incontestable, et qui (ce qui me donne tant de confiance en lui) naît au même moment sur les points les plus opposés du globe. Que dis-je ? C'est sans doute sa marque principale, qu'il soit de partout, à tel point qu'il arrive au lecteur de chercher, au dos de la page de garde, de quelle langue l'ouvrage qu'il a en main est traduit.

    Or, en lisant l'ouvrage de Omre, si peu ambitieux, j'ai eu, dès l'abord, la sensation joyeuse qu'il était des nôtres.

    La place qu'il tiendra, je l'ignore. Je ne cherche pas à savoir (et ce n'est pas mon rôle) s'il sera un maître ou s'il fera partie de la troupe.

    Ce qui compte à mes yeux, et ce qui m'enchante, c'est qu'il en soit.

    * * *

    Dans Traqué, dont le titre peut-être fera tort au livre, il n'y a pas d'histoire. Il n'y a jamais d'histoire, au vieux sens du mot, dans les romans auxquels je fais allusion. Simplement un moment plus ou moins long de la vie d'un homme. Peu importe que les événements soient dramatiques ou quotidiens, puisque ce qui compte, c'est l'homme lui-même, l'homme et son rapport avec le monde, ou, plus exactement, avec la vie.

    D'aucuns, qui passent leur temps à coller des étiquettes au petit bonheur, diront peut-être que Traqué est un roman policier. Parce que le héros a été condamné, qu'il a fui, que la police le recherche. Pour quel crime ou quel délit il a été condamné, on ne nous le dit pas, et le drame n'est pas là. Le drame, c'est que l'individu se trouve seul et qu'il éprouve le besoin de plus en plus lancinant de reprendre une place, n'importe laquelle, parmi les hommes.

    L'auteur a été admirablement servi, pour exprimer plastiquement ces efforts sans cesse repoussés, par la configuration d'un pays que je connais bien et dont il rend parfois poignante la vie grave et austère. Jusqu'à l'extrême nord de la Norvège, tout le long de la côte, des villes, des villages, quelques maisons de bois derrière les pilotis d'un quai, forment au pied de montagnes froides, comme les grains d'un chapelet humain. Le plus souvent, en l'absence de chemins de fer, ces grains ne sont réunis entre eux que par des vapeurs, grands et petits, qui gravitent inlassablement d'un fjord à l'autre.

    C'est là qu'un homme qui n'a plus d'état civil va essayer de s'intégrer successivement à des mondes en raccourci. Chacun se refermera plus ou moins vite à son contact, comme un organisme vivant se contracte à la tentative de pénétration d'un corps étranger.

    N'ai-je pas raison de dire qu'il n'y a pas d'histoire ? On pourrait presque prétendre que, quand bien même l'homme ne serait pas traqué par la police, le roman existerait pareil, car la réaction serait la même entre un individu et des hommes.

    Il n'y a pas de tapage, de pittoresque, mais à tout moment les personnages ont l'univers collé à leur peau comme un vêtement mouillé.

    Il n'y a pas de psychologie et pourtant chacun a sa vie à lui, pas une autre.

    Il n'y a ni déclamation, ni sentimentalité, ni pitié et cependant…

    * * *

    Il y a bien longtemps déjà que je pense à ce roman d'aujourd'hui ou de demain que je sens naître, animé déjà d'une telle volonté de vie, et que je suis encore incapable de définir. Est-ce que je me trompe ? Est-ce que je prends mes désirs pour des réalités ? Je jurerais que je peux, du premier coup d'œil, reconnaître ceux qui en sont de ceux qui n'en sont pas.

    Il y a des gens, comme mon ami Vlaminck, comme tant d'autres de plus en plus nombreux, chez qui je suis sûr d'avance de trouver, sur le même rayon de la bibliothèque, ceux qui en sont, qu'ils soient Américains, Tchèques ou Norvégiens.

    Eh bien ! Je leur signale en Omre une nouvelle recrue et ils décideront mieux que moi de la place exacte qu'il convient de lui donner.

    Georges Simenon,
    Les Sables-d'Olonne, novembre 1944.

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