Intrigue
Un mardi matin, un peu avant huit heures, dans un café ou un
bar comme on voudra de Colon (Panama), Napo, le nègre,
astique au blanc d'Espagne la grande glace derrière le comptoir.
Jules, le patron de l'établissement, est là sans y être
; tout en s'habillant, il traverse de long en large la petite pièce
qui sert de cuisine. Il sent le savon et l'eau de Cologne ; il porte
un pantalon de toile amidonné qui glisse sans cesse de son ventre,
a passé une chemise propre et se bat avec un faux col.
Lorsqu'il est enfin prêt, un homme entre. Il est long et maigre,
en smoking, calme et pas gai, un monocle à l'il gauche.
Comme les habitués, il s'accoude au comptoir, après avoir
tendu la main à Jules sans rien dire. Tout le monde l'appelle
le baron. S'il est en smoking à huit heures du matin, c'est que
la veille au soir, il a déniché des partenaires, des gens
de passage, sans doute des Anglais, qu'il a joué au bridge une
partie de la nuit et qu'il a gagné. Et qu'ensuite, il s'est soûlé
de chicha dans les plus louches débits, avec des nègres
et des métis, pour finir dans quelque cave où des enragés
continuaient à boire jusqu'au matin.
Le baron demande à Jules de lui prêter cinquante dollars.
Le bistrotier refuse et s'en va au port. Aujourd'hui, c'est un petit
paquebot de la ligne New York-Valparaiso qui fait escale à Colon.
Jules a affaire à bord de tous les bateaux, mais pas toujours
la même chose. Si on dit qu'il se livre à la contrebande
des armes avec les républiques sud-américaines, il ne
proteste pas. Si on prétend que c'est un ancien forçat,
qu'il n'est pas français mais belge, que son prénom est
Jef et non Jules, ça lui est tout aussi égal.
A bord du Santa-Clara, Félix un ami de Jules
discute avec un couple de Reims qui fait son tour de noces à
travers le monde. Le mari est le fils d'une maison de champagne et son
épouse se serre contre lui comme si elle avait peur qu'il s'envole.
Pendant le voyage, ils se sont liés avec veuve d'Atlantic City,
qui est rousse et particulièrement excitée. Félix
leur promet ce qu'ils cherchent (et si ça n'existe pas, on le
crée au besoin car on a tôt fait de réunir quelques
nègres et négresses dans une bicoque) : un spectacle torride
pour la nuit.
En attendant, Félix leur vend des parfums, de la soie et des
crocodiles empaillés à rapporter à leurs parents
et à leurs amis. Puis, il les conduit dans le bar Jules et commande
des absinthes. Le baron est toujours là, assis dans le coin le
plus reculé du café.
Félix baisse alors la voix et, désignant l'homme en smoking,
dit à ses compagnons qu'ils sont en présence d'un vrai
baron, le baron Vouillé, issu de la noblesse de finance et du
quartier Haussmann. Félix parle du baron au pluriel : parce qu'ils
étaient deux. Deux frères, fort riches, sans doute par
leur tante. Le premier à débarquer à Colon est
Joseph, le plus jeune. Il n'avait pas trente-cinq ans et projetait de
visiter l'Equateur, le Pérou, le Chili A peine débarqué,
il a commencé à faire la noce, laissé partir un
premier bateau, un second Puis, il a découvert un sale
petit bistrot indigène, a bu de la chicha et s'est amusé
avec une Indienne qui n'était pas belle, ni seulement propre
sur elle-même.
A ce moment de l'histoire, entre Mimile, maigre et chétif, habillé
de blanc, comme tout le monde, un panama sur la tête. C'est lui
qui, quelques années auparavant avait annoncé à
Joseph que son frère venait de débarquer à Colon.
Ce jour-là, Joseph était chez Jules et avait beaucoup
bu de chicha. Il est sorti du bar, s'est éloigné
en direction du port et, ensuite, on a jamais eu de ses nouvelles. On
l'avait cherché sans vraiment le chercher ; on avait d'ailleurs
aucun intérêt à le retrouver trop vite car on était
pas fier de l'avoir laissé se dépraver pareillement.
Le nouvel arrivant s'adresse au baron et lui demande s'il n'est pas
trop ivre pour reconnaître la tête de son frère.
Sur la table, il défait du papier de soie et montre quelque chose
Une tête d'homme, ramenée à la grosseur d'un poing,
sans rien perdre de son expression C'est aussi sec, aussi propre,
aussi net que du cuir Les cheveux gardent leur longueur
Les Indiens Jivaros, qui vivent encore dans la forêt tropicale,
coupent les têtes de leurs ennemis et les réduisent de
telle sorte.
Mimile a acheté cette tête pour le compte d'un client.
L'Américaine demande combien et offre le double. Les verres de
chicha et d'absinthe circulent. Comme à la Salle des ventes,
la veuve monte jusqu'à quatre-cent-cinquante dollars,
contre le baron qui estime que cette lui revient de droit puisque c'est
celle de son frère.
L'Américaine compte ses billets ; il manque quelques dollars.
La banque est fermée, mais le jeune marié avance la somme
manquante Les jeux sont faits ! Le jeune couple et la veuve retournent
à leur bateau.
Félix et Mimile discutent du partage. Puis, Félix charge
le baron dans un fiacre il est trop ivre pour y monter seul
et le reconduit chez lui. En route, il lui rappelle que ce que font
les Jivaros ne les regarde pas, mais qu'entre eux, c'est fifty-fifty.
Le baron ne l'entend pas, il s'est déjà endormi