Sujet
[Source : Gabrielle Rolin in « Quand Simenon
livre ses clefs » (« Le Monde », du 6 février
1976)].
De passe-temps, les dictées au magnétophone sont devenues
un besoin. Non que Simenon cède au vertige de l'introspection,
à laquelle il a toujours préféré les faits
et gestes quotidiens. Non même que le micro l'ait réconcilié
avec le langage dont il se méfie depuis un demi-siècle.
Surtout pas de littérature ! lui disait Colette lorsqu'il
lui soumettait des contes pour le « Matin ».
Conseil superflu. Simenon croit que les mots masquent ou faussent
la vérité plus qu'ils ne la livrent. Ses héros
ne disposeront donc que d'un millier de termes ; lui-même en
utilisera à peine davantage pour bâtir ses deux cent
dix romans. Et pour l'uvre parlée comme pour l'uvre
écrite, il choisit le vocabulaire le plus concret, le plus
banal, s'obstinant à cheminer à ras de terre en quête
de ses semblables.
Délivré du souci de créer
ce métier
qui n'était qu'une illusion Simenon s'exclame :
Enfin me voici devenu un homme comme les autres !
Et, pour nous en convaincre, pour s'en persuader, il conte par le
menu sa petite vie de retraité, longues rêveries et brèves
promenades, journées sans histoire sur fond de bronchite chronique.
Ce repli l'a conduit à quitter la citadelle d'Epalinges pour
un appartement anonyme au huitième étage d'une tour
de Lausanne. Mais, à peine installé dans ce nouveau
logement, il le trouve encore trop vaste et l'abandonne pour une maisonnette
blottie dans une cour. Oui, l'écrivain aux millions d'exemplaires
tourne le dos à sa fortune pour se ranger parmi cette piétaille
où il recrute ses personnages, pour s'affirmer solidaire de
ceux qui veulent changer la vie. Sa volonté de dépouillement
l'attire déjà vers les baraques de banlieue. Pourtant,
en dépit de ses efforts, le phénomène Simenon
se détache dans ce calme plat, attirant un flot continu de
journalistes, dressant son ombre géante derrière le
vieux monsieur qui n'aspire qu'à la paix. Des interviews qui
l'amènent à compléter cette sagesse obscure et
tâtonnante qui lui tient lieu de philosophie.
C'est un effet de l'âge, ricaneront peut-être certains.
Erreur. Du premier au dernier, chaque livre de Simenon nous le montre
fidèle à ses origines, indifférent aux honneurs,
allergique aux grands de ce monde, mais fasciné par le mystère
de son prochain,
ce petit homme, mon frère, qu'il ne
se lasse pas d'interroger.
Dessin de Bayard.
Pour illustrer un article de Jean Bourdier sur Des traces de pas.
In « Minute », n° 713, du 10 au 16 décembre
1975.