Remarque(s)
D'une manière générale, la critique ne s'est
pas montrée tendre envers Simenon dès lors qu'il s'est
mis à publier son journal, ses
tranches de vie qu'il
donne sous forme de dictées à son magnétophone
et qui ont, ensuite, été scrupuleusement retranscrites
par Joyce Aitken. A titre d'exemple, cette critique signée
J. D. D., parue très vraisemblablement dans un quotidien belge
[NDLR : le titre du journal et la date de publication manquent] :
Ce journal oral, qui semble surtout destiné à maintenir
l'esprit de son auteur en éveil, ne se lit pas, souvent,
sans un certain agacement.
Rien ne permettait de penser que ce romancier du précaire
et du dérisoire avait un tel goût pour les idées
générales et hâtives. Sous l'infatigable observateur
de la pitoyable tragédie quotidienne sommeillait un philosophe
naïf et sommaire, très imbu des jugements qu'il porte
sur l'époque, la société, l'avenir de l'espèce.
Ne vaudrait-il pas mieux, quand il aborde de telles questions, qu'il
couche ses idées sur le papier, ne fût-ce que pour
pouvoir les reconsidérer la tête froide et juger si
elles méritent vraiment d'être livrées au public
?
Peut-être est-ce là sa dernière revendication,
celle d'avoir, quand le goût lui vient, droit à la
bêtise ? N'empêche que l'effacement dans lequel il se
complaît, la discrétion presque monacale de la vie
qu'il mène aujourd'hui paraîtraient plus authentiques
si des livres, parus avec la régularité des romans
de jadis, n'en diffusaient l'écho à grands fracas.
En renonçant à écrire des romans, Simenon
décide de ne plus « se mettre instinctivement dans
la peau des autres, [mais] dans la [s]ienne, peut-être pour
la première fois depuis cinquante ans »
[Simenon, in Un
homme comme un autre]
Jean-Baptiste Baronian [in « Magazine littéraire »,
n° 417 de février 2003] donne un éclairage différent
sur ces vingt-et-une Dictées :
On ne s'en est peut-être pas toujours rendu compte mais ce
vaste corpus sacralise un type fort original de littérature
: ni congessions genre Rousseau, ni mémoires genre Chateaubriand,
ni journal genre les frères Goncourt, ni bloc-notes genre
Mauriac, ni davantage chronique des jours qui passent et qui ne
reviendront malheureusement plus genre Vialatte.
Non, plutôt autobiographie sentimentale dans le plus grand
désordre et sous la forme la plus libre et la moins charpentée
: aveux - aveux sinistres et pipi-caca y compris -, ragots, potins,
anecdotes frivoles, pensées éparses, souvenirs, cris
et chuchotements, déclarations sentencieuses et mises au
point brutales, commérages et bavardages. En vrac. Donc avec
des répétitions et de nombreuses redites. Lesquelles
sont en général des insistances volontaires, Simenon
éprouvant sans cesse le besoin de se justifier, de légitimer
ses multiples faits et gestes, à chaque époque
de sa vie.
Et d'expliquer les étapes de son incroyable itinéraire
dans le monde populeux de la littérature et de rendre des
comptes, alors même que personne ne lui en demande.
Comme s'il craignait qu'on ne le comprenne pas, pas plus l'homme
qu'il a été et qu'il est à présent que
le romancier qu'il est devenu. Comme s'il avait toujours peur d'être
perçu comme une bête curieuse, agacé sans doute,
et on peut ici partager son agacement, d'entendre rabâcher
à son propos, depuis la parution de ses premiers livres en
1931, les formules à l'emporte-pièce telles que le
cas Simenon, le phénomène Simenon, l'énigme
Simenon, le mystère Simenon et même le
miracle Simenon. Comme si, en somme, il lui fallait coûte
que coûte laisser une image de soi.
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Portrait de Simenon
par [ ? ].
In « Valeurs actuelles », n° 2'754
du 17 septembre 1989. |