L'escale de Buenaventura
Nouvelle

  • Rédaction
    Glengary House, Saint Andrews (Nouveau-Brunswick, Canada), texte achevé le 31 août 1946.


  • Manuscrit
    [ ? ].


  • Publication d'une préoriginale
    Aucune [ ? ].


  • Edition originale
    In Maigret et les petits cochons sans queue (Paris, Presses de la Cité, 1950).


  • Réédition(s) en français
    Liste non exhaustive

    Nouvelle reprise dans Tournants dangereux, un recueil de nouvelles publié aux U.S.A. (New York, Appleton-Century-Crofts, 1953).


  • Edition(s) collective(s) en français
    Liste non exhaustive

    In Œuvres complètes (Lausanne, Editions Rencontre, 1967-1973) - tome XXV.
    In Tout Simenon (Paris, Presses de la Cité, 1988-1993) - tome 4.
    In Tout Simenon (Paris, Omnibus, 2002-2004) - tome 4.


  • Traduction(s)
    Liste non exhaustive

    En allemand :
    [ ? ] : [ ? ].

    En anglais :
    [ ? ] : [ ? ] (première édition américaine).
    [ ? ] : [ ? ] (première édition anglaise).

    En italien :
    [ ? ] : [ ? ].


  • Remarque(s)
    Il existe deux nouvelles intitulées L'escale de Buenaventura. Leur trame est toutefois différente. La seconde est résumée ci-dessous. La première a été publiée en préoriginale par la Société parisienne d'édition (collection « Police-Film/Police-Roman », [première série] n° 26) et ensuite recueillie en volume par Gallimard en 1944 in Signé Picpus (elle fait partie des Nouvelles exotiques).


  • Intrigue
    Il n'est pas neuf heures du matin quand le Français pousse la porte-moustiquaire au treillage métallique rouillé. Il traîne un peu la jambe gauche, comme toujours. Comme toujours aussi, il paraît en colère. Il n'y a personne dans le hall de l'hôtel. Il n'y a jamais personne. Un univers qui sent effroyablement le vide, vide de l'hôtel, de la salle à manger trop vaste, avec toutes ses tables et ses chaises, vide des chambres, des lits, des armoires qui ne servent à rien, des draps qui doivent sentir le moisi. Il n'y a plus de provisions dans la cuisine. Il n'y a même plus de cuisinier.

    Pedro, l'autre Blanc, est déjà planté devant la machine à sous, dans laquelle il introduit des jetons un par un, l'œil fixé sur la petite ouverture qui, selon les coups, laisse apparaître des cerises, des prunes ou des citrons.

    Derrière son comptoir de bois peint en noir, Joe, le nègre, frotte avec un torchon sale les verres du bar.

    — Whisky, Joe… Cette fois-ci, je veux être pendu par les pieds si je n'embarque pas…

    Il y a vingt ans qu'il annonce la même chose, dans des termes à peu près identiques, chaque fois qu'un bateau français fait escale à Buenaventura (Colombie), c'est-à-dire une fois par mois. Vingt ans qu'il s'en vient dès le matin, ces jours-là, de la ville en bois qui est derrière, assez loin, et qu'on n'aperçoit pas de l'hôtel.

    — Tu gagnes, Pedro ? raille le Français.

    Il est connu sous le nom de Labro. Mais certains l'appellent le Professeur. D'autres le Docteur. Quelques-uns encore le Bagnard, car le bruit avait couru qu'il s'était jadis évadé de Cayenne avant de trouver refuge en Colombie.

    L'autre ne répond pas. Il joue toujours, obstiné, l'œil méchant, et de temps en temps il va chercher de nouveaux jetons au bar, où il s'envoie d'un trait une menthe verte dans le gosier.

    Entre-temps, le bateau est arrivé. Un cargo mixte, comme d'habitude, qui s'est frayé tout doucement un chemin dans la brume chaude et dans une eau qui ressemble à de la vase. Sitôt à quai, un petit groupe s'achemine vers l'hôtel : deux femmes en robes claires, quelques hommes.

    — L'aînée est un peu fanée, mais la fille pourrait encore servir…

    Chose curieuse, il y avait fatalement une jolie fille et une dame mûre par bateau. Toujours aussi un type plus ou moins ridicule. L'autre, Pedro, joue de plus belle et, à un moment, comme la machine a avalé sa provision de jetons, il se dirige vers le bar. Jetons et menthe verte. Pendant ce temps-là, un petit monsieur tout rond, un passager, s'est approché de l'appareil et a glissé un sou dans la fente. Ce qui n'est pas du goût de Pedro, qui repousse le petit monsieur et reprend sa place.

    Le Français parle. Aux inconnus, aux gêneurs, aux passants qui viennent de débarquer et qui rembarqueront tout à l'heure. L'autre joue. A nouveau, il doit aller chercher des jetons au bar. Et boire, par la même occasion, une menthe verte. Le petit monsieur a juste le temps de glisser une pièce dans la machine… mais doit s'effacer devant Pedro, dont le retour s'est fait menaçant.

    L'histoire se répète une troisième fois : et tandis que Pedro porte la menthe verte à ses lèvres, un bruit se fait entendre, un bruit qu'il attend depuis des semaines, depuis des mois, la dégringolade triomphante des jetons, de tous les jetons amassés dans le ventre de la machine et qui jaillissent jusqu'au milieu de la salle…

    Pedro pose son verre. Il se retourne et sa main s'abat sur le visage du petit monsieur. Le bruit de la gifle résonne dans le vide de l'immense pièce aux baies vitrées. Tout de suite après, Pedro redevient gentleman et prononce d'une voix âpre et concentrée :

    — Je vous fais mes excuses… Je n'aurais pas dû vous gifler… Mais vous n'auriez pas dû, vous… Parce que cette machine est à moi, comprenez-vous… Et parce que…

    Il n'achève pas sa phrase et sort précipitamment. On l'entend monter l'escalier vers le premier étage aux portes ouvertes sur un labyrinthe de chambres vides. Comme personne ne comprend l'incident, le Français explique que Pedro est un ancien dictateur. Beaucoup de ceux qui, pour un temps, ont conquis le pouvoir dans une des républiques d'Amérique du Sud, sont à New York ou à Paris, riches et tranquilles… Lui, ici, il est le patron et c'est la seule chose qui lui reste… Labro s'adresse alors directement à la dame mûre :

    — Et vous, vous venez le déranger, vous venez nous déranger. Et votre mari fait tomber la cagnotte, comme ça, d'un seul coup, avec un seul jeton… Je ne crois pas que je prendrai ce bateau-ci…

    En traînant la jambe gauche, après avoir bu un dernier whisky au comptoir, le Français s'engage dans l'escalier pour aller voir ce qui se passe là-haut.




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