Texte intégral
Il y a eu d'abord, bien sûr, un petit garçon court
sur pattes, avec une grosse tête et sans doute des yeux
déjà pétillants de malice, mais c'était
bien avant ma naissance.
Puis, en 1913, alors que j'étais à mon tour
un petit garçon, il y a eu un jeune fonctionnaire de
ministère qui écrivait des vers.
Le vendredi 16 août 1918, Paul Léautaud note
dans son journal littéraire :
J'ai fait tantôt la connaissance de Pierre Benoit,
l'auteur de ce roman Knigsmark, que le Mercure a publié
il y a quelque temps, qui a fait beaucoup parler, et auquel
Descaves, comme il nous le disait l'autre jour, se proposait
de donner le prix Goncourt cette année.
C'est moi qui l'ai reçu
Lui-même
très sensible aux souffrances des animaux, sa vie gâchée
par tout ce qu'il sait de cela, par tout ce qu'il voit. Ayant
des amis du côté de la rue Monge, il a cessé
d'y aller, à cause des aboiements des chiens de la
Fourrière, qu'on y entend. Il a six chats qui sont
les maîtres absolus, dont quelques-uns sont des bêtes
recueillies
Ce Pierre Benoit de trente-deux ans, qui n'a pas décroché
le Goncourt avec Knigsmark, je ne l'ai pas connu
non plus, ni celui qui devait peu après, avec L'Atlantide,
obtenir le Grand Prix du Roman de l'Académie française
et connaître un succès de vente encore non égalé.
Mes premiers romans sortaient de presse qu'il entrait, à
quarante-cinq ans, à l'Académie française,
et je ne sais à peu près rien de ce Pierre Benoit-là
non plus, sinon ce que les journaux en ont dit : un homme
comblé, vivant avec plénitude, gourmand de tout,
gourmet plutôt, avec toujours dans le regard la même
pointe de malice.
Peu avant la guerre, nous nous sommes rencontrés une
fois ou deux, au Fouquet's ou ailleurs, et nous n'avons été
que modérément curieux l'un de l'autre.
Par les journaux, encore, j'ai appris que le diable se faisait
ermite, que l'homme mûr, las des aventures tempétueuses,
épousait une jeune femme de la grande bourgeoisie provinciale.
J'ignorais que ce nouveau Pierre Benoit allait devenir mon
ami, que lui et Marcelle, sa femme, seraient un jour le couple
le plus proche du nôtre.
Nous n'avons pas eu la joie de partager leurs années
heureuses, car nous vivions alors en Amérique.
Nous avons eu par contre, le privilège de connaître
la plus belle histoire d'amour du romancier qui écrivit
tant d'histoires d'amour.
Voilà plus de dix ans, mon cher Pierre, que tu sais
ta femme condamnée, que tu t'efforces, devant elle,
de vivre comme si de rien n'était, en soupçonnant
que, de son côté, elle est au courant de son
état.
Pendant dix ans, vieillissant, devenu fragile et maladroit
de ton corps, tu n'as eu d'autres préoccupations que
Marcelle, que le bonheur de Marcelle, l'illusion de bonheur
de Marcelle.
Et elle, de son côté, n'a pensé qu'à
te permettre de mener une existence normale.
L'âge, mon cher Pierre, pesait de plus en plus sur
toi et ton seul souci, désormais, était de donner
à celle qui se mourait lentement à ton côté
un peu de joie.
Vous trichiez tous les deux, si on peut appeler tricher ce
sourire pour créer l'illusion.
Les opérations se succédaient sans apporter
le moindre espoir.
Dix ans. La vie extérieure qui continue, parce qu'il
le faut. L'Académie, les polémiques, les dîners
en ville, les clowneries pour la presse.
Et, pendant ces dix années-là, il n'existait
rien d'autres au monde pour toi, cher Pierre, que Marcelle,
que la façon dont elle avait passé la nuit,
qu'un mieux sans lendemain, que le froncement de sourcils
d'un médecin.
Je vous ai vu arriver tous les deux dans une clinique de
Lausanne, où vous viviez dans la même chambre,
Marcelle encore jeune mais condamnée, toi, la démarche
difficile, oubliant ton vieillissement pour la soigner.
Nous vous avons rendu visite chaque jour. Ta femme nous suppliait
de t'emmener pendant une heure ou deux afin de t'arracher
à l'oppressante atmosphère de l'hôpital.
Elle ne se doutait pas que, pendant ce temps-là, tu
ne faisais que parler d'elle.
Mes enfant t'avaient adopté comme un oncle. Ma fille
t'avait chargé de remettre à Marcelle un de
ses jouets préférés, un gros lapin en
peluche baptisé Serpolet.
Il se fait que Serpolet a été jusqu'au bout
le compagnon de ta femme. Un soir, elle t'a demandé,
trop lasse pour tricher encore :
Emmène-moi vite, cette nuit même. Je
veux mourir en France.
Tu fus dans l'ambulance avec elle et une infirmière.
Serpolet était du voyage aussi et, la frontière
à peine franchie, Marcelle est morte dans la voiture
qui a continué sa fuite jusqu'au pays basque.
22 juin 1960.
Cher Georges,
Ne me laisse pas sans nouvelles. Moi, je suis
en effet dans mes projets de revenir là-bas, pour revoir
Lausanne, et le petit village de Savoie où la pauvre
Marcelle est morte le 28 mai, à six heures du matin.
Tâche de ton côté de l'identifier - c'est
un petit village du nom de Jussy, entre Genève et Annecy.
Je le reconnaîtrais entre mille. Après le second
poste frontière français. Tu le trouveras sur
la carte 74 Michelin. Une carte d'état-major serait
préférable.
Quand ta chère petite fille viendra nous voir,
elle sera reçue par Serpolet dans toute sa gloire
28 août.
Ne t'en fais pas pour ma santé.
Elle vaut mieux que je vaux moi-même
Bientôt, je vais revenir, fin octobre sans
doute, pour élever une petite croix, entre Jussy et
Cruscelles, sur la route d'Annecy, à l'endroit où
elle est morte
25 septembre.
Je crois que je ne remettrai jamais de mon chagrin.
Il faut en prendre son parti. La vérité est
que je ne me croyais pas si sensible
8 novembre.
Je n'ai plus rien. Je n'aurais jamais cru qu'on puisse
être si seul dans la vie.
J'ai commencé un roman. Que vaudra-t-il
? Je l'ignore. Il a pour titre Les Amours mortes. Aurait-il
pu en avoir un autre ?
Il m'avait confié qu'il voulait écrire, à
la mémoire de Marcelle, en quelque sorte, ce dernier
roman qui a dû dérouter bon nombre de ses lecteurs.
Pierre, comme il l'avait annoncé, est revenu à
l'endroit où elle est morte. La croix a été
plantée, un service célébré. Il
a revu la chambre de la clinique où ils ont passé
la dernière partie de leur vie à deux, parlé
d'elle avec les médecins, les infirmières.
Il a déjeuné chez nous, souri à mes
enfants, donné à ma fille des nouvelles de Serpolet.
Rien ne l'intéressait plus que le souvenir.
Il n'avait plus envie de vivre et il trouvait le temps long.
Il envisageait sa fin sans romantisme, sans regrets, avec
un pétillement de malice - et d'indulgence - dans les
yeux, en homme qui a tout connu, tout vécu, y compris
et surtout, à l'âge où on ne l'espère
plus, un grand amour : de brèves années de bonheur
et de longues années d'angoisses et de soins.