Point de vue
[Source : [ ? ], A la recherche d'un image perdue
(in « Minute », n° 662 du 18 au 24 décembre
1974).]
Celapeut sembler paradoxal mais c'est ainsi : ce sera après
avoir officiellement
cessé d'écrire que Georges
Simenon nous aura donné son livre le plus beau et le plus émouvant.
Certes, nous avons eu déjà l'occasion, ici, d'expliquer
ce que signifiait en réalité ce
cessé d'écrire,
qui n'est pas à prendre, c'est le cas de la dire, au pied de
la lettre. Il veut simplement dire que Simenon, maintenant septuagénaire,
a décidé de renoncer au roman pour se consacrer dorénavant
aux souvenirs et réflexions.
Il veut dire aussi en jouant quelques peu sur les mots qu'il
a renoncé à user lui-même de ses fameux crayons
jaunes d'antan pour se livrer directement à son magnétoscope,
dont les bandes sont ensuite transcrites par une secrétaire.
Mais avec quel soin doit-il revoir et corriger cette transcription
si l'on en juge par la pureté et le fin de l'écriture
dans cette
Lettre à ma mère, qui est certainement
son livre le plus sobre et en même temps le plus
travaillé
!
La « mort d'une mère » est, certes, un sujet qui
a toujours inspiré les écrivains, suscitant notamment,
et pour se limiter à notre époque, l'un des plus beaux
livres de Roger Peyrefitte et les pages les moins énervantes
de Simone de Beauvoir. Ce moment tragique de la vie humaine est presque
toujours, en effet, au-delaà de la douleur et du déchirement,
celui des grandes interrogations des interrogations suprêmes.
Lorsqu'à soixante-dix ans, Georges Simenon est appelé
d'urgence au chevet de sa mère qui, âgée de quatre-vingt-onze
ans, s'éteint dans un hôpital belge, les questions se
mettent à affluer en lui. Des questions dont la principale
demeure celle-ci : a-t-il vraiment connu sa mère ? Est-il même
capable de la connaître ?, maintenant, à l'heure de sa
mort ?
Et, avec les questions, montent les réminiscences. Pour répondre
à la grande interrogation, l'histoire se reconstitue et se
remet progressivement en place, à petits touches de plus en
plus précises, admirables à la fois de dépouillement
et de puissance d'évocation, mais, comme le souligne l'auteur
lui-même, avec des
blancs. Des blancs peut-être
impossibles à combler entièrement.
Cependant, tout au long de cette quête de 120 pages, un portrait
se dessine, que l'on sent vrai à en hurler. Et avec ce portrait,
autour de lui, tout un monde ressuscite : Liège au début
du siècle, les vieilles rues, la pauvreté que l'on veut
digne, la peur de la misère abjecte, des images, des odeurs
et des sensations. Tout le merveilleux talent de Simenon pour évoquer
lieux, hommes et climats à travers quelques mots est là,
mais comme épuré, concentré, Concentré
autour de la recherche avide d'un personnage : cette femme qui, allongée
sur son lit d'hôpital, est déjà au-delà
de la vie.
Et l'histoire de ce fils de soixante-dix ans cherchant à comprendre
enfin sa mère, et la lutte continuelle, âpre, parfois
impitoyable que fut la vie de celle-ci empoigne dès la première
phrase le lecteur pour ne plus le lâcher. Sans un excès,
sans une boursouflure, sans un mot superflu, elle s'impose, et nous
avons très vite le sentiment de la vivre presque au même
titre, avec la même intensité que Simenon lui-même,
ce faux calme qu'à toujours étreint la conscience de
la complexité des êtres et de la vie.
Jamais peut-être Simenon ne s'est autant livré que dans
ce court récit. Mais jamais certainement, il ne l'a fait avec
autant de pudeur profonde sous l'impitoyable et méticuleuse
franchise qui, depuis
Quand
j'étais vieux, semble maintenant guider
sa plume.
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Simenon, 1974.
Dessin de Bayard, in « Minute », n° 662. |