Texte intégral
Mon cher Buffet, si je choisis la forme d'une lettre personnelle,
c'est qu'il me paraît outrecuidant, lorsqu'il s'agit d'un
homme dont la légende s'est emparée probablement
plus que d'aucun autre artiste d'aujourd'hui, d'écrire
une préface ou une présentation. Nous n'avons
jamais, au cours de nos rencontres, parlé peinture ou
littérature, et nous avons trop de pudeur l'un et l'autre
pour échanger des confidences.
Je pense pourtant que je connais assez bien l'homme que vous
êtes, et c'est pourquoi je ne tremble pas trop pour votre
équilibre quand je lis tout ce qui s'écrit sur
vous et sur votre uvre et quand j'assiste à l'espèce
de dépeçage systématique de votre personnalité,
comme si les gens espéraient, par une psychanalyse plus
ou moins subtile ou féroce, atteindre le noyau, obtenir
la révélation, en une phrase précise, de
ce qui fait de vous l'artiste que vous êtes.
C'est à peine si vous paraissez conscient de la rumeur
qui vous entoure et vous gardez ce sourire voilé, intime,
qui est votre marque.
M'est-il seulement arrivé de vous dire mon admiration
? Vous ai-je dit que je vous considère comme un des peintres
les plus authentiques de notre époque et comme un artiste
complet ?
Je le savais déjà pour avoir rencontré
vos uvres de par le monde, mais je l'ai mieux compris
lorsque, à la Galerie Charpentier, j'ai pu suivre, année
par année, le déroulement de votre effort sur
la cimaise.
J'ai su, que jamais l'idée ne vous était venue,
comme tant d'autres, de choisir un genre, une originalité,
une technique, encore moins une personnalité,
que vous n'avez suivi aucune mode et que, si vous peignez comme
vous le faites, c'est qu'il vous serait impossible de peindre
autrement.
Vos premières toiles sont éloquentes, car elles
révèlent, chez l'adolescent à peine conscient
de lui-même, une vision du monde qui est bien la sienne,
qui le restera, qu'il imposera peu à peu aux autres,
dont il enrichira les autres.
Cela paraît tout simple, tout naturel, n'est-ce pas, et
pourtant combien, parmi ceux qui peignent, qui écrivent,
qui se consacrent à un art, le font uniquement, sincèrement,
parce qu'ils ont besoin de s'exprimer ?
Vous ne nous avez apporté aucune théorie. Vous
n'avez pas menacé de brûler le Louvre. Vous ne
défendez aucune formule. Connaissez-vous seulement la
vôtre ?
Votre outil, vous l'aviez en main dès les premiers jours
et vous n'avez fait ensuite, peu à peu, en artisan qui
apprend son métier, que l'assouplir afin de le rendre
plus apte à dire ce que vous avez à dire. On vous
a reproché de trop peindre, comme si on vous reprochait
de trop respirer, et on a oublié l'uvre monumentale
des artistes de la Renaissance et de toutes les époques.
On vous a même reproché votre âge, oubliant
toujours l'Histoire, Raphaël peignant le Couronnement de
la Vierge à vingt ans, Michel-Ange son Bacchus Ivre à
vingt et un et sa Pieta à vingt-trois ans, Véronèse
couvrant, à vingt-trois ans aussi, les murs des palais.
Aux yeux de certains, vous êtes une sorte de monstre parce
que découvrant le cirque, les rues de Paris ou Jeanne
d'Arc, vous vous efforcez, d'une haleine, d'aller jusqu'au bout
de votre obsession. Ce mot-là, mon cher Buffet, il est
bien entendu que je ne l'emploie pas dans le même sens
que ceux qui veulent, coûte que coûte, découvrir
une explication à ce qui les dépasse.
Vous êtes seul, comme nous le sommes tous, au centre d'un
univers plus ou moins hostile, plus ou moins étranger
et effrayant, qui n'est pas le même pour chacun.
Mais, votre univers à vous, nous avons le privilège
de le connaître, d'y pénétrer en familier,
en ami.
Peu importe que ce soit par altruisme que vous nous fassiez
ce don ou faute de pouvoir en garder le poids pour vous seul.
Nous en jouissons quand même.
J'aime votre silhouette timide et votre visage de grand garçon
toujours un peu effrayé de se heurter aux angles trop
durs des objets. J'aime vos silences pudiques et toute la ferveur
que vous laissez quelquefois filtrer dans un regard.
J'aime et j'admire votre uvre, mon cher Buffet parce qu'elle
est d'un très grand peintre et qu'elle vous ressemble.
Excusez-moi d'en avoir si peu dit, de l'avoir si mal dit, et
croyez-moi votre ami.
Georges Simenon,
3 mars 1958.