Texte intégral
Les éléments de textes qu'on trouve dans
l'article publié le 14 février 1959 (in « Jour
de France »), et qui n'ont pas été repris pour
la préface de l'ouvrage consacré à Buffet par
les éditions Mazo (1967), apparaissent ci-après en italique.
Il y a fort peu de temps, en somme, qu'un adolescent pâle
et long, trop timide pour discuter de la vie et des hommes avec des
camarades, trop tourmenté pour s'assoupir dans le rêve,
s'enfermait dans sa chambre et, à coups de pinceaux cruels,
s'efforçait de se débarrasser de ses fantômes.
Voilà quelques semaines, le même jeune gomme, traqué
par la presse internationale, par la radio, la télévision
et les photographes, devait user de ruses, raser les murs comme
un malfaiteur, pour rejoindre, la nuit tombée, dans une mairie
de village, celle qu'il avait choisie, et pour l'épouser.
Demain, à Paris, la foule se pressera dans une galerie
pour voir les toiles que Bernard Buffet a rapportées de New
York, tandis qu'Annabel publiera son premier roman.
Entre des dates, très peu d'années, je l'ai dit,
mais quelques années suffisent pour qu'un homme entre
dans la légende, qu'il cesse de s'appartenir et devienne
une sorte de propriété publique.
Ce n'est pas la première fois dans l'histoire que le phénomène
se produit et je me demande si, chaque fois, les contemporains irrités
et mal renseignés, n'ont pas tendance à se méprendre
sur sa portée et sur sa signification.
On en parle trop ! soupirent les uns.
C'est un coup monté par les marchands de tableaux,
insinuent ceux qui font profession de tout savoir.
La vérité me paraît si simple, à moi,
et, pourquoi ne pas le dire, si émouvante.
L'adolescent enfermé dans sa chambre ignorait, lorsqu'il
peignait des toits, des visages incapables de sourire, puis les
corps torturés qui, après une guerre, hantaient les
jeunes imaginations, l'adolescent ignorait, dis-je, que d'autres
que lui, rares d'abord, bientôt de plus en plus nombreux,
retrouveraient dans ces images l'écho de leurs propres hantises.
Il n'apportait pas une nouvelle technique picturale, ne défendait
aucune théorie, n'ambitionnait pas de fonder une école,
se contentait d'exprimer du mieux qu'il pouvait, jour après
jour, ce qu'il croyait avoir à dire.
Le vrai phénomène, le miracle, ce n'est pas qu'après
quelques années le peintre ne puisse plus faire un pas, changer
de voiture ou de domicile sans que la presse du monde entier s'en
préoccupe.
C'est, à mon sens, que des hommes, toujours plus nombreux,
se sont mis à voir le canal Saint-Martin, par exemple, à
travers les yeux de Bernard Buffet.
L'initiation, l'envoûtement pour chacun, a commencé
de façon différente : quelques cheminées sur
des toits, des arbres dénudés, des choses que nous
n'avions jamais regardées, le squelette ridicule et pathétique
d'un poisson sur une assiette, ou encore quelques chardons hostiles
Peu à peu, des objets que nous croyons inertes, que nous
avions à chaque instant sous la main, se sont mis à
nous regarder
Bernard Buffet va-t-il promener sa calme tristesse en Bretagne
? Voilà que, non seulement pour lui, mais pour des milliers
d'inconnus, la Bretagne lui ressemble.
Il chemine lentement, en solitaire, et chaque étape nous
apporte un nouveau morceau de son univers : le cirque, Jeanne d'Arc,
un Paris vide, hallucinant, que nous ne parviendrons plus à
oublier
Les critiques discutent, les marchands spéculent, les amateurs
thésaurisent et les échotiers inventent des anecdotes,
mais tout cela n'a rien à voir avec Bernard Buffet qui se
faufile, qui s'esquive, ne laissant surprendre parfois qu'un sourire
contraint, comme apeuré.
Ce qui compte, c'est ce qu'on a vu à la Galerie Charpentier
quand, à l'indignation de certains, on y a organisé
la rétrospective d'un peintre de trente ans : la foule défilant
du matin au soir, faisant la queue sur le trottoir comme pour un
événement solennel, la vraie foule composée
de gens de toutes sortes, d'employés, d'étudiants,
de dactylos et de vendeuses, tous cherchant sur les murs le reflet
d'un monde qu'ils ont appris à aimer et qui est un peu devenu
le leur.
Demain New York n'aura plus tout à fait le même visage
parce que, malgré nous, parfois à notre insu, nous
le verrons avec les yeux de Bernard Buffet.
Après la ville des gratte-ciel, ce sera le tour de
Je ne sais pas. Sans doute l'ignore-t-il lui même. Morceau
par morceau, il reconstruit un monde et, plus il avance dans sa
tâche un peu effrayante, plus il y a d'autres hommes à
le suivre et à se retrouver.
L'adolescent d'hier est marié et la télévision
nous l'a montré, de dos, s'éloignant la main dans
la main d'une jeune femme aussi longue et flexible que lui.
D'elle aussi, la légende a commencé à s'emparer.
Elle n'était connue que d'un petit milieu, de ceux que les
Anglais appellent la génération furieuse, comme
si chaque génération n'avait pas ses Musset et ses
Rimbaud en révolte contre un monde dont ils refusent les
règles.
Demain, elle publie son premier roman et la légende va
s'épaissir autour d'elle.
Nous entendrons beaucoup parler d'eux. Mais sans doute les verrons-nous
peu et, après que l'actualité les aura traqués
une fois de plus, s'éloigneront-ils à nouveau, furtifs,
solitaires une solitude à deux cette fois afin
d'agrandir leur univers et le nôtre.
Bonne route, Bernard et Annabel !
Georges Simenon,
Echandens, le 1er février 1959.