Simenon
: « Je n'écrirai plus » In « 24 heures » du 7 février 1973
Commentaire de Noëlle Loriot
Noëlle
Loriot commente la décision prise par Simenon de cesser
d'écrire (une décision que l'auteur a expliquée
à Henri-Charles Tauxe, dans une interview exclusive accordée
au quotidien lausannois « 24 heures » le mercredi 7 février
1973) :
Simenon
et ses derniers romans In « 813 » du
[ ? ] 1981.
Simenon et
ses derniers romans.
Noëlle Loriot.
In « 813 », n° 3 de [ ? ] 1981 ; couverture
illustrée par Bilal (collection privée).
Bien que Georges Simenon ait signé plus de deux cents romans,
nous n'en finissons pas de regretter qu'il ait mis fin à sa
carrière. Illogisme de ses admirateurs - dont je suis - car,
d'une part, rares sont ceux qui ont lu tous ses livres ; d'autre part,
la création littéraire représentait pour Simenon
une telle tension, une telle fatigue (un roman bouclé en une
dizaine de jours) qu'il est déjà étonnant qu'il
ait pu réaliser une si belle performance.
Je me rappelle lui avoir reproché (dans « La Quinzaine
littéraire ») à propos de l'un de ses Maigret,
d'avoir affublé d'un chapeau un jeune homme de vingt ans. Je
disais en substance : réveillez-vous, Monsieur Simenon et regardez
autour de vous : le monde a bougé, les adolescents ne portent
plus de chapeau mais des cheveux longs.
Ce n'était pas méchant ; c'était inutile. Un
simple détail de mode vestimentaire qui pouvait être
balayé par la fameuse boutade de Coco Chanel : La mode,
c'est ce qui se démode. Comme tous les grands romanciers,
Simenon avait décrit les vingt ans de son héros avec
la mémoire nostalgique de ses propres vingt ans. Or à
cette époque, il portait déjà un chapeau ; il
en porte encore.
Mais sur le fond, Simenon ne se trompait pas. Bien que les murs
aient évolué et aussi le langage, profondément
la jeunesse est toujours la même. Il suffit de relire Les
inconnus dans la maison pour s'en convaincre. Ce chef
d'uvre âgé de plus de quarante ans n'a pas pris
une ride. Car Simenon n'est jamais tombé dans le piège
qui fait paraître tant de romans contemporains terriblement
datés, son vocabulaire est simple, on ne peut plus dépouillé.
Il ne sacrifie pas aux modes argotiques ni à cette insolence
artificielle qui a marqué les années 50 et 60 ; il va
à l'essentiel, aux problèmes vrais : l'innocence, l'amour,
la mort.
Au début des années 70 il fit paraître un nouveau
Maigret [NDLR : Maigret
et M. Charles], et, dans « L'Express », je
lui reprochai cette fois d'avoir bâclé son livre : à
vingt pages d'intervalle, le même personnage portait deux prénoms
différents. Quelque temps plus tard il annonça officiellement
qu'il mettait fin à sa carrière de romancier. A «
L'Express », on crut que mon article avait été
déterminant et j'en fus si bouleversée que j'en écrivis
un autre, cette fois à la gloire de Simenon, retraçant
sa carrière et disant son génie.
Depuis, j'ai souvent pensé à ce dernier Maigret écrit
à la hâte et sans doute jamais relu par l'auteur, et
je vois là, non pas une désinvolture à l'égard
du public mais une leçon de modestie. Simenon ne s'est jamais
pris au sérieux et nous savons tous que son talent et son succès
avaient pourtant de quoi le griser. Il a fait son travail d'artisan
(c'est le mot qu'il emploie) en donnant d'un seul souffle le maximum
de ses possibilités, comme le faisaient aux XIXe siècle
un Stendhal ou un Balzac. Le jour où il s'est senti fatigué,
il n'a rien voulu modifier à sa cadence, à sa manière
de créer. L'eût-il fait que son livre eût été
sans doute plus soigné, mais ça n'aurait pas été
un « Simenon ».
Aussi, le verdict n'est pas venu de l'intérieur : il lui a
été dicté par sa propre loi.