Texte intégral
Mon cher Dard,
Vous me demandez une préface pour votre roman Au massacre
mondain, qui s'en passerait fort bien, et ceci, si vous voulez,
en tiendra lieu, car je préfère parler de vous
sous une forme plus personnelle.
Voilà plus de dix ans, je pense - je n'ai jamais eu
la mémoire des dates et tant d'événements
se sont produits depuis - je donnais au bon vieux Théâtre
des Célestins, à Lyon, une des rares conférences
qu'il me soit arrivé de prononcer. Je revois fort bien
le rideau rouge, les coulisses poussiéreuses, mais
je revois surtout un jeune homme blond, maigre et nerveux,
venu pour m'interviewer.
Je le revois d'autant mieux que cet adolescent, journaliste
à l'âge où d'autres chahutent encore au
collège, me rappelait un autre adolescent, presque
pareil - sauf les cheveux plus clairs - mais aussi tendu,
aussi piaffant, aussi douloureusement impatient, non seulement
d'écrire, mais de vivre.
Nous en avons parlé ce soir-là, car l'interview
a duré une bonne partie de la nuit, dans les caboulots
et les ruelles de Lyon, et a repris le lendemain jusqu'au
départ de mon train.
Au fait, vous ai-je revu depuis, je veux dire en chair et
en os ? Je ne le pense pas. Mais vous m'avez écrit
et je vous ai écrit.
Et toujours je me revoyais moi-même courant les conférences
dans une ville qui ressemble à la vôtre, une
ville dure, d'industrie, de commerce et de pluie, d'artisans
et de petites gens, de rues étroites et de pavés
inégaux, d'ardeurs inoubliables et d'espoirs insensés.
Je ne savais pas ce que vous écririez, mais je savais
que vous écririez. Et je savais que ce serait ni mou,
ni fade, ni léché.
J'ai reçu de vous, depuis, des uvres qui m'ont
donné la petite satisfaction - bien innocente, n'est-ce
pas ? - de ne pas m'être trompé.
J'ai reçu aussi des pages qui m'on procuré
des satisfactions - des joies - plus substantielles, entre
autres un chapitre que je n'oublierai jamais, la mort d'un
lâche (La Crève), quelques pages d'une vie, d'une
dureté, d'une sobriété qui n'appartiennent
d'habitude qu'aux maître ou à ceux qui le deviendront.
Je viens de recevoir et de dévorer, parmi les cactus
de l'Arizona, ce livre que vous avez la gentillesse de me
faire préfacer et qui va bientôt paraître.
Je ne suis pas critique. Je crois que le romancier est par
définition un fort mauvais critique. D'autres, demain,
éplucheront votre livre.
Moi, j'ai simplement connu le jeune homme et j'ai la chance,
petit à petit, par ses lettres et par ses uvres,
d'assister à sa transformation.
Le jeune homme, mon cher Dard, a tenu ce qu'il promettait
et je suis sûr qu'il continuera à tenir ce qu'il
promet aujourd'hui : une longue et dure carrière de
quelqu'un qui n'a pas choisi les voies faciles mais tire son
ivresse d'une lutte de tous les jours avec la vie. Et cela
se sent, je vous jure !
Vos lecteurs d'aujourd'hui seront, je pense, de mon avis.
Vos lecteurs de demain et d'après-demain aussi.
Permettez-moi de vous confier, pour vous et pour eux, un
petit mot que je pense ne pas vous avoir encore dit, à
vous à qui j'ai dit si librement tant de choses : lorsque,
épuisé et les genoux encore tremblants, la poitrine
serrée, vous connaissez ça, je
termine un roman, invariablement je m'écrie :
Au boulot !
Je vous dit la même chose, fraternellement :
Allons, Dard, au boulot !
Il y a d'autres et d'autres romans à venir
!
Georges Simenon,
Tucson (Arizona), le 20 octobre 1947.