Sujet
[Source : Robert Kanters in « Simenon témoin
de Simenon » (« Le Figaro », des 6/7 décembre
1975).]
Simenon n'écrit plus, il dicte. Cette méthode
on le sait ne le rendra pas moins prolifique puisque vingt-deux
ouvrages (les
Dictées
et
Lettre
à ma mère) seront publiés après
son renoncement à la littérature (en février
1973, peu avant de fêter ses septante ans).
Un homme comme un autre est un volume de souvenirs et de demi-confidences.
C'est la première étape d'une enquête beaucoup
plus délicate que celles qu'il confiait à son commissaire
Maigret, puisqu'il s'agit cette fois de démasquer Simenon lui-même
et que tout laisse supposer que, depuis de longues années déjà,
Simenon est en fuite.
Ce que Simenon chante dans son journal, c'est son bonheur : son bonheur
dans cette modestie retrouvée, son bonheur de vivre avec sa
compagne Teresa, son fils Pierre qui a quatorze ans en 1973 et sa
gouvernante Yole. Il ne lit à peu près rien en dehors
de la presse, il n'écoute pas de musique, ne va jamais au théâtre,
une seule fois au cinéma pour revoir un film de son ami Chaplin.
C'est le vide intellectuel à peu près total. Et comme
il prend les informations plusieurs fois par jour à la radio
et à la télévision, qu'il lit journaux et magazines,
il est surinformé en quelque sorte, il a la tête pleine
de gros titres, de nouvelles à sensations, de craintes apocalyptiques.
Et il les commente avec le bon sens un peu court d'un brave homme
qui cherche à y voir clair. Il écrit sur le bonheur
d'être chez soi quand, pendant les fêtes, les restaurants
refusent du monde, sur la pollution, sur la peine de mort, sur les
mensonges qui nous font du mal.
Le grand romancier chausse les bottes du petit chroniqueur de la «
Gazette de Liège » qu'il était à dix-sept
ans. On s'attend à chaque instant à l'entendre déclarer
: ce magnétophone est le plus beau jour de ma vie
Ce n'est pas antipathique, parce que l'homme est simple et sincère.
Parce que l'on sent bien qu'il en rajoute pour prouver que le grand
Simenon est bien un homme comme les autres, parce que sa volonté
profonde est de dire la vérité sur l'homme, à
la fois l'homme de la rue, l'homme quelconque, et lui-même.
Mais il n'arrive pas à se rejoindre lui-même. Simenon
est le plus grand voyeur de la vie quotidienne au XXe siècle,
mais il ne se voit pas lui-même. On a souvent l'impression qu'il
se regarde comme un étranger, qu'il surveille ses humeurs et
ses opinions comme on surveille des variations météorologiques
dans lesquelles on est pour rien.
Ce journal sonnerait peut-être plus juste s'il était
écrit à la troisième personne. La voix de Simenon
a toujours été plus assurée dans ses romans que
dans ses ouvrages autobiographiques (exception faite de
Lettre
à ma mère, un texte bouleversant par sa
lucidité tendre et cruelle). Cela veut dire que sa vérité,
son monde intérieur, Simenon l'atteint mieux en organisant
ses souvenirs par l'imagination qu'en les traitant par l'analyse et
la réflexion.
Le monde de Simenon celui qui n'existe que par la parole
est le monde d'un créateur muet.