Texte intégral
Comme pendant les répétitions d'Hernani,
Victor Hugo, excédé par l'attitude de Mlle Mars, lui
réclamait froidement son rôle de Doña Sol, l'illustre
commédienne demanda :
Mais à qui donc le donnerez-vous ?
A n'importe qui, répondit Hugo avec calme. A Mlle
Despréaux, par exemple. Elle n'aura pas votre talent. Mais
elle jeune. Elle est jolie. Sur trois conditions que le rôle
exige, elle en possède deux.
Je pense que c'est l'histoire de beaucoup de choses et, parmi elles,
du roman policier. Ou, plutôt, en matière de roman
policier, la situation est exactement à l'inverse de celle
de Mlle Despréaux.
Ils ont tous du talent !
Et ce sont les deux autres conditions qui font défaut, à
savoir, en l'occurrence : connaître la police et connaître
les assassins.
Que dirait-on d'un auteur qui intitulerait ses uvres romans
paysans et qui, n'ayant jamais quitté le XVIIIe arrondissement,
ne mettrait en scène que des paysans de fantaisie ?
De celui qui, écrivant des romans militaires, confondrait
les grades et se tromperait dans les détails de la vie de
caserne ?
De celui, encore, qui, de son village de la Garonne ou du Rhône,
prétendrait nous initier aux coulisses du journalisme parisien
et aux murs des grands critiques littéraires ?
Or, combien, parmi les romanciers policiers, ont vu de près
un assassin, un inspecteur de police, ont suivi une enquête
de bout en bout ?
Je réponds sans hésiter : aucun !
Parce que, dans le cas contraire, il n'y aurait plus de romans policiers.
Parlez à tort et à travers d'un menuisier, par exemple,
ou d'un pêcheur de morue. Un critique, au moins, sur dix s'apercevra
de votre ignorance et la soulignera vertement ; vous recevrez cent
lettres ironiques ou indignées de menuisiers ou de pêcheurs.
Aucun danger de ce genre avec les assassins, qui n'ont pas l'imprudence
de s'indigner. Ni avec les policiers, qui ne lisent pas.
Et c'est pourquoi, sans doute, les mêmes critiques, si sévères
sur le chapitre de la grammaire, des dates historiques, de la géographie,
ou de la simple vraisemblance psychologique quand il s'agit de romans
tout court, parlent chaque semaine d'une demi-douzaine de
romans policiers comme si c'était du bon pain.
Un état d'esprit s'est créé. Il y a déjà
des poncifs : l'inspecteur qui fume la pipe, le journaliste débrouillard
qui fume des maryland et l'amateur de luxe qui collectionne des
jades et fume des cigarettes orientales.
Poncifs aussi du côté des assassins : le Chinois, le
vieux maniaque, l'inquiétant délégué
des soviets, le médecin cynique et l'Anglais bigame qui a
vécu aux Indes.
Poncifs des décors. Poncifs de l'action. A quoi bon les citer
? Vous les connaissez mieux que moi.
Et pourtant, me direz-vous, la mort d'un homme est à la base
de toute uvre littéraire, ou presque, que ce soit la
tragédie antique ou classique, le drame romantique ou le
roman d'aujourd'hui.
Quel plus beau thème, alors, que la mort d'un homme, sciemment
provoquée par un autre homme ! Et que les transes de celui-ci,
rusant avec ses semblables pour échapper au châtiment
!
C'est grandiose. Ou plutôt c'était grandiose avec Hugo,
qui remplaçait les détectives par l'il de Dieu
sur la piste de Caïn.
Les assassins ne sont pas Caïn. Ce sont des voyous, des dégénérés,
ou encore de pauvres hommes affolés qui ont esquissé
le geste fatal.
L'il de Dieu, dans la réalité, est représenté
par des fonctionnaires qui font ce qu'ils peuvent, comme tous les
fonctionnaires.
Il faut choisir entre les trois conditions : de l'art d'une part
; de vrais criminels et de vrais policiers de l'autre. C'est-à-dire
: écrire un livre qui fasse rire tous ceux qui se connaissent
en coup de revolver et filatures, ou écrire un livre qui
ressemble aux Mémoires d'un ancien commissaire de police.
J'ai choisi. Quand, après une vingtaine de romans, je me
suis aperçu que je penchais plutôt du côté
de l'il de Dieu que du côté du quai des Orfèvres,
je me suis arrêté et j'ai passé à d'autres
exercices.
On m'a envoyé des tas de lettres. On m'en a voulu. «
Le Jour » m'a demandé de faire revivre Maigret pendant
quelques semaines.
J'ai juré, auparavant, que c'était la dernière
fois !
Et j'ai essayé de raconter une histoire policière
- un roman malgré tout ! - qu'il soit possible de lire à
haute voix devant un inspecteur de la P.J. sans que l'hilarité
fasse sauter ses boutons de gilet.