LES CHEMINS DU GRAND MEAULNES
"Je n'aurais jamais cru (...) que j'aurais osé cette chose énorme : t'amener ici. Je ne sais plus pour qui c'est une immense preuve de confiance : pour toi ou pour mon pays ! Il est vrai que ce pays-ci (La Chapelle d'Angillon), je ne l'ai jamais aimé d'amour; ce n'est qu'une amitié à qui je parle de mes amours; mais une amitié si intime, si lointaine qu'elle est plus essentielle en moi que de l'amour. Cependant je n'aurais pu me décider à t'emmener à Epineuil. Je ne sais pas si moi-même j'y retournerai jamais ." Lettre d'Alain-Fournier à Jacques Rivière
Rechercher les traces d'Alain-Fournier en Berry, c'est aussi accomplir dans ses pas un grand voyage littéraire à travers le temps et suivre l'itinéraire qu'il a lui-même parcouru, pourrait-on dire, "du Grand Meaulnes à La Nouvelle Revue Française", c'est à dire de son pays natal aimé, jusqu'à la capitale de la France et de l'Europe artistiques de son époque, Paris.
Le simple touriste ne trouvera pas dans ces lieux où nous vous invitons à vous engager, le choc des très grands paysages ni des monuments qui font la gloire de la plupart des régions françaises. Mais il devra savoir que ce pays "que l'on ne voit bien qu'en écartant les branches", lui réserve, s'il le veut, des émotions peut-être plus profondes parce que plus intérieures.
Pour Alain-Fournier, son pays était un visage et il y a promené son amour malheureux comme on passe la main sur les traits d'un être aimé pour en éprouver dans la nuit toute la grâce et la douceur. C'est donc d'un voyage intime qu'il s'agit surtout pour celui qui veut prendre la main du Grand Meaulnes et se laisser entraîner avec lui à la découverte de son pays. Mais pour intérieur qu'il soit ce pays n'en est pas moins réel car tout est réel dans Le Grand Meaulnes : "tout ce que je raconte se passe quelque part", écrit Alain-Fournier, et c'est à travers les pages de son livre que nous allons partir pour ce voyage.
EN BERRY
Le Gué de la Pierre
"Je suis allé visiter un moulin dans un pays où je suis quasi né, où le bourg est si petit qu'il est enfermé avec la place publique dans une haie d'aubépine... Il y a une école dans une ancienne boutique de maréchal-ferrant, une boîte aux lettres au mur sous un cep de vignes, et trois commères qui font des chemises à l'ombre des trois tilleuls." Lettres au petit B., 31 juillet 1906
C'est dans cette école que M. Fournier fut nommé à son premier poste d'instituteur en 1884 et dans ce village qu'il se maria avec Albanie Barthe, jeune fille de La Chapelle d'Angillon, fille de Matthieu Barthe, originaire d'Albi et de Marie-Flavie Blondeau appelée Adeline et plus communément Bonne-Maman Barthe.
Une école plus récente a été construite depuis au sommet de la côte. Elle est aussi bien poétique avec sa cour ombragée qui servit pour le film d'Albicocco dans les scènes de l'école de Saint-Benoist des Champs.
La Verrerie
Tout près de ce hameau, le château de La Verrerie.
Dans ses premiers brouillons, Alain-Fournier n'a pas encore situé son Domaine mystérieux au coeur "le plus désolé de la Sologne". Il décrit Meaulnes "égaré dans la campagne. Il marche longtemps et arrive à un château dans une petite vallée, entouré d'arbres".
Ce pourrait être la description du château de La Verrerie, situé sur le territoire jadis concédé aux Stuart par le Roi de France, à quelques kilomètres de la petite ville d'Aubigny sur Nère. Château de style écossais, remanié au XIXème siècle, qui a conservé sa galerie renaissance et son miroir d'eau dans lequel se reflètent ses tourelles. Mais beaucoup d'autres châteaux ont pu inspirer Alain-Fournier, nous les évoquerons au fur et à mesure de la promenade.
Après cette visite, il faut pousser jusqu'à Aubigny, jolie bourgade du Moyen Age, parfaitement conservée, préservée, animée et vivante. C'est là qu'Albanie Barthe fut élevée à la pension Quisset, aujourd'hui disparue.
Si l'on repart vers le nord-est, on rejoint bientôt Vailly sur Sauldre et sa gendarmerie où naquit Albanie Barthe en 1864 puis plus loin, Sury-es-bois, le village natal de Maman-Barthe.
Sancerre
Plus loin encore vers l'est, on rejoint bientôt Sancerre et de son paysage de vignes. Les parents d'Alain-Fournier y furent nommés en 1902 à Menetou-Ratel, situé à 6 km de Sancerre. Ils n'y restèrent qu'un an mais Henri, adepte de la bicyclette, sillonna ce beau pays pentu. Il en a laissé des traces dans Le Grand Meaulnes:
"Du haut des côtes, descendre et s'enfoncer dans le creux des paysages; découvrir comme à coups d'ailes les lointains de la route qui s'écartent et fleurissent à votre approche, traverser un village dans l'espace d'un instant et l'emporter tout entier d'un coup d'oeil... En rêve seulement j'avais connu jusque-là course aussi charmante, aussi légère. Les côtes mêmes me trouvaient plein d'entrain. Car c'était, il faut le dire, le chemin du pays de Meaulnes que je buvais ainsi..."
Il faut arriver à Sancerre par la route de La Chapelotte pour découvrir tout à coup la vision incomparable de la ville perchée sur son piton rocheux au milieux d'un océan de vignes qui rayent les collines avoisinantes. La Loire miroite çà et là au soleil et au-delà d'immenses horizons s'étendent à perte de vue.
Entre Sancerre et La Chapelle d'Angillon, nombreux sont les villages "où il faudrait passer sa vie", enfoncés dans la verdure et qu'on découvre au détour d'une petite route, pleins de charme et de douceur avec leur grosse église, parfois leur château. Leurs noms viennent tout droit du Moyen Age: Neuilly en Sancerre, Crézancy, Sens-Beaujeu, Neuvy-deux-clochers, Humbligny... et témoignent d'une vie paysanne intense autrefois. Il ne faut pas manquer de s'arrêter à Henrichement, village créé par Sully et dont il serait originaire, village fondé pour Henri IV en forme d'étoile. De l'immense place centrale carrée, rayonne à chaque coin et chaque médiane, une rue qui aboutit elle-même à une place qui rayonne également jusqu'à la fin du bourg.
La Chapelle d'Angillon
Il faut se rendre d'abord dans le village natal d'Alain-Fournier qui en fait, dans son roman, le village natal d'Augustin Meaulnes et le désigne sous le nom de Ferté d'Angillon. Deux maisons sont à voir principalement dans le village, la mairie-école décrite comme la maison familiale d'Augustin Meaulnes et la maison natale d'Alain-Fournier à proprement parler.
"C'était une grosse maison carrée comme une mairie qu'elle avait été; les fenêtres du rez-de chaussée qui donnaient sur la rue étaient si hautes que personne n'y regardait jamais; et la cour de derrière où il n'y avait pas un arbre et dont un haut préau barrait la vue sur la campagne, était bien la plus sèche et la plus désolée cour d'école abandonnée que j'aie jamais vue..." Le Grand Meaulnes
Alain-Fournier pouvait décrire cette maison en détails parce que ses parents y avaient été instituteurs et secrétaire de mairie, quelque temps après avoir quitté Epineuil, de 1903 à 1907. Lorsqu'il venait les voir à La Chapelle, il logeait chez sa grand-mère et se rendait dans la mairie-école pour leur rendre visite. Une plaque y fut apposée en 1986 pour commémorer la naissance d'Henri Fournier à La Chapelle d'Angillon, le 3 octobre 1886.
"La Chapelle d'Angillon où depuis dix-huit ans je passe mes vacances m'apparaît comme le pays de mes rêves, le pays dont je suis banni - mais je vois la maison de mes grands-parents comme elle était du temps de mon grand-père : odeur de placard, grincement de porte, petit mur avec des pots de fleurs, voix de paysans, toute cette vie si particulière qu'il faudrait des pages pour l'évoquer un peu... Je pense doucement, doucement au parfum du pain qu'on apportait à midi, au parfum du fromage de campagne à quatre heures, à la "Cerise" de ma grand-mère, à toutes les saines odeurs des placards, des armoires et du jardin". Correspondance Jacques Rivière-Alain-Fournier, 13/08/05
Maison plus importante encore dans le village, c'est celle où il est né avec sa soeur Isabelle, sur la grand-route de Gien à Bourges, légèrement en retrait et où une plaque a été également posée. Elle ne ressemble plus à la photo prise par Alain-Fournier aux alentours de 1900 où se trouvent réunis son père et sa mère accoudés au petit portail de bois, sa soeur assise à côté de sa grand-mère et de son grand-père. En effet, lorsqu'Isabelle épousa Jacques Rivière en 1909, sa mère fit aux jeunes époux le cadeau royal d'un chambre qui nécessita la construction d'un étage. La maison traditionnelle ne possédait en réalité qu'une seule grande pièce dans laquelle avait été dressée une mince cloison pour créer une "chambre froide". La maison est toujours dans la famille et les curieux y sont bien accueillis lorsque la maison est ouverte. Ce n'est pas un musée pourtant.
"Les maisons, où l'on entrait en passant sur un petit pont de bois, étaient toutes alignées au bord d'un fossé qui descendait la rue, comme autant de barques, voiles carguées, amarrées dans le calme du soir". Le Grand Meaulnes
Au bout de la rue de la mairie, l'église Saint-Jacques est campée au bord de la Petite Sauldre, au bout d'une grande place nue sur laquelle donne le presbytère. Cette église fut celle du baptème d'Henri en 1888. L'église est encore entourée par son petit cimetière communal clos, cimetière bien désolé maintenant et abandonné pour un plus neuf à la sortie du village. On peut encore y voir la tombe des grands-parents Barthe et celle des parents d'Alain-Fournier. Ce dernier, mort pour la France est enterré dans le cimetière militaire de Saint-Rémy la Calonne, sur les Hauts de Meuse, là où il fut tué avec ses compagnons d'arme et où il reposa pendant soixante dix ans, sans qu'on le sache là.
Il y a un château à La Chapelle d'Angillon, le château des Seigneurs de Boisbelle, avec un gros donjon carré et des douves.
Un étang a été construit de toutes pièces à ses pieds autour duquel on peut se promener mais du temps d'Alain-Fournier, il était entouré de bois et était très romantique. Il y a eu en 1986 et les quelques années après, un Musée Alain-Fournier exposant en panneaux illustrés tous les documents qui ont trait à la vie d'Alain-Fournier ainsi qu'à son roman et à l'univers artistique, littéraire, plastique et musical de son époque; il y avait également un montage audiovisuel de 9 minutes, réalisé par Hubert blisson, l'auteur des "Etranges Paradis d'Alain-Fournier et du Grand Meaulnes" qui complétait ce voyage initiatique. Mais ce que l'on peut voir aujourd'hui dans ce qui s'intitule malgré tout le Musée Alain-Fournier, n'est que l'ombre de ce qui y était présenté il y a quelques années. L'association, qui a intenté une action en justice pour abus de titre, n'en recommande pas la visite.
A la sortie nord du village, sur la route d'Ennordres, un faubourg porte le nom des Sablonnières, nom porté par le domaine mystérieux du roman. C'est là qu'habitait Rosine Deschamps, l'amie de maman-Barthe qu'Alain-Fournier évoque dans son poème "Sous ce tiède restant de soleil", et dont Isabelle raconte l'histoire dans les Images d'Alain-Fournier.
Plus loin, sur la même route, se trouve le hameau des Chevris qui a servi de cadre au "Miracle de la Fermière".
A partir de là, il faudrait pouvoir enfourcher un vélo comme le faisait Alain-Fournier et parcourir les routes qu'il sillonnait pendant ses vacances, s'enfoncer dans les chemins balisés "grande randonnée" ou "chemins communaux", pour découvrir "une petite propriété à l'entrée du bois où il faudrait passer sa vie", "une belle allée mystérieuse dont on ne voie pas l'issue", ou "quelque château, quelque vieux manoir abandonné, quelque pigeonnier désert." C'est une aventure possible malgré les interdictions légitimes des propriétaires de ces lieux cachés, qui ne souhaitent pas souffrir des atteintes de touristes indélicats.
Loroy
Si l'on prend la grand route en direction de Bourges, on arrive assez rapidement à un croisement d'où part la petite route qui rejoint le château de Loroy. Isabelle Rivière dans Les Images d'Alain-Fournier en raconte la découverte avec Henri et ses parents lors d'une promenade "dans la forêt du gouvernement" puisqu'à la sortie du village de La Chapelle commencent les grands bois qui appartiennent et qui sont exploités par l'Etat, encore aujourd'hui.
"Chateau, ferme ou abbaye... Presque toutes closes, les sages fenêtres s'alignent innombrables sur la façade plate; un hérissement de lucarnes et de fines cheminées anime le beau grand toit d'argent bleu; la flèche grise d'une chapelle domine à droite une aile en retrait, et contre cette aile, déjà rejoint par la forêt qui se referme derrière le château, il y a un grand pan de ruines, dressé tout seul, à demi recouvert de lierre et troué d'une porte en ogive qui se dessine presque intacte sur la sombre épaisseur du bois. A l'autre extrémité de la demeure muette, on devine des dépendances disséminées comme au hasard dans un fouillis d'arbres et d'arbrisseaux." Les Images d'Alain-Fournier
Fidèle à sa vision d'enfance, Isabelle voulut que le film d'Albicocco soit tourné là pour les scènes de la fête étrange, moins peut-être pour l'exactitude de sa description par Alain-Fournier dans le roman que pour l'auréole d'émerveillement que ce château avait laissée dans le souvenir des deux enfants. Aujourd'hui, bien délabré, Loroy, inhabité, abandonné, barricadé, garde toujours pour le passant son air de "vieux pigeonnier, plein de hiboux et de courants d'air"...
Le château de Loroy dans les années 50 | Les ruines du château de Loroy | Le cloître du château de Loroy |
Bourges
En reprenant la grand-route de Gien, route romaine réhabilitée par Napoléon pour son tracé rectiligne, qui sépare en deux comme une raie dans les cheveux la forêt des grands arbres, on rejoint bientôt la ville de Bourges. Lorsqu'on arrive au point culminant, quelques kilomètres avant l'entrée de la ville, on aperçoit, surgie au-dessus de toutes les maisons, l'énorme cathédrale gothique, capitale de l'Aquitaine Seconde: "Au bout de toutes les rues, sur la place déserte, on la voyait monter énorme et indifférente". (Le Grand Meaulnes)
Bourges, c'est là que Frantz "avait donné rendez-vous à la pauvre Valentine", dans les jardins de l'archevêché. C'est là qu'à la fin du livre, Meaulnes recherche Valentine qu'il a abandonnée. Il tente d'effacer la faute qu'il se reproche: d'avoir voulu épouser la femme de son ami. Cette ville est associée dans le roman à Valentine, c'est-à-dire Jeanne Bruneau, la jeune modiste dont Alain-Fournier avait été amoureux un temps et dont il se sépara après de multiples disputes et ruptures. Elle servit de modèle à ce personnage, car Jeanne, qu'il avait rencontrée à Paris, sur les quais avec sa soeur, était originaire de Bourges.
"Je pensai avoir trouvé un amour et une femme. Elle était très belle, extraordinairement intelligente... Elle avait presque toutes les meilleures qualités, sauf la pureté" (Correspondance Jacques Rivière-Alain-Fournier, 20/09/10)
De janvier à juillet 1903, Henri avait été interne au lycée, alors situé place Cujas, pour y préparer son baccalauréat: "Lorsque je pense à Bourges, je pense au lycée où les draps étaient aussi puants que les plus puants de la caserne" (Lettre à Jacques Rivière, 24 juin 1906). Le lycée reçut son nom en 1937 et maintenant, il abrite l'Ecole des Beaux Arts, alors que l'actuel Lycée Alain-Fournier a été déplacé.
Non loin de là, se situe maintenant la place des Quatre Piliers, la bibliothèque municipale où sont désormais conservés les manuscrits, lettres, carnets, photos et autres documents d'Alain-Fournier et de son ami Jacques Rivière. En 2001, Alain Rivière, son neveu, a généreusement donné tout son fonds à la Ville de Bourges. Ce dernier est maintenant inventorié et classé, mis à la disposition des chercheurs et des étudiants. Un partenariat étroit a été établi avec l'association pour la mise en valeur de l'ensemble de ces documents si précieux.
EN SOLOGNE
Mais avant de se rendre à Bourges et si l'on traverse la grand route qui relie Gien à Bourges d'est en ouest, on constate rapidement que le paysage change. De même qu'Augustin Meaulnes, qui n'était au départ qu'un écolier, revient de la Fête étrange mûri et transformé comme s'il était passé, en quelques heures, de l'adolescence à l'âge adulte, de même le voyageur qui s'engage dans cette nouvelle région semble entrer brusquement dans un pays différent, plus austère, plus sauvage, fait de grandes landes coupées de bois de sapins mêlés de bouleaux, chemins de châtaigniers qui mènent à des étangs silencieux envahis de roseaux mais bruissant de la vie de milliers d'animaux invisibles.
"Pas un toit, pas une âme. Pas même le cri d'un courlis dans les roseaux des marais. Et sur cette solitude parfaite, brillait un soleil de décembre, clair et glacial" (Le Grand Meaulnes)
C'est à juste titre dans ce paysage désolé que le Grand Meaulnes situe son aventure comme s'il voulait en l'éloignant de son point d'attache dans le sud plus riant du département, transfigurer sa rencontre avec la jeune fille et lui conférer d'entrée son caractère inaccessible par une sorte de transmutation du paysage où elle a lieu. Le voyageur se laisse peu à peu pénétrer, comme Meaulnes sur sa voiture, gagné par l'alchimie secrète des paysages qui l'entourent et, comme Fournier : "sur les routes vibrantes de soleil et lourdes d'ombrages, je passe comme le roi du domaine que j'ai créé".
Nançay
Si, depuis La Chapelle, on prend la petite route de Presly le Ch'ti et que l'on suit la forêt, on parvient tout à coup dans le petit village de Nançay.
"C'est le pays de mon père. On y arrive après cinq lieues de voyage par des routes perdues, dans des voitures antiques... Nous avons toujours des histoires de voitures démolies, d'averse, de cheval embourbé dans un pré où on a voulu le faire boire. Avec ça, au coin des bois, des horizons par-delà les bois et les routes comme on n'en a peut-être pas sur muer, même à Toulon".
Arrivés au village, c'est une bouffée d'air familial qui nous attend. Une plaque, apposée sur la grosse maison en face de l'église, commémore "la vie de l'immense magasin" que l'oncle Florentin du Grand Meaulnes (Florent Raimbault en réalité) y tenait. C'est là, en effet, que le beau-frère de M. Fournier vécut avec la soeur, de ce dernier, la tante Augustine, et leurs neuf enfants dont les huit petites cousines germaines d'Henri Fournier chez qui il passait chaque année la dernière semaine de vacances.
Un petit musée rappelle ces souvenirs. Il est situé dans le cadre prestigieux des écuries du château de Nançay, restaurées et transformées en galerie d'art contemporain par Gérard et Sophie Capazza qui y ont installé le "Granier de Villâtre" et le "Musée imaginaire du Grand Meaulnes". On y voit tout d'abord une évocation de la famille Raimbault par de belles photos mises en regard avec celles de la transposition cinématographique de Jean-Gabriel Albicocco, puis une maquette de la chambre de Wellington réalisée par le décorateur du film, Daniel Louradour. Cette petite salle intime est au milieu des oeuvres d'artistes contemporains, inspirés par cette atmosphère.
Lors du centenaire de la naissance d'Alain-Fournier en 1986, le village de Nançay, dans un élan collectif, s'est efforcé de ressusciter le temps de la Fête étrange et celui de la vie quotidienne que menèrent là les parents et les cousins d'Alain-Fournier. Le magasin de l'oncle Florentin fut reconstitué l'espace d'un été et ce ne fut pas sans émotion que l'on ptu ainsi respirer l'atmosphère de ces lieux publics de commerce qui nourrissaient alors les rapports humains et les marquaient de simplicité et de cordiale bonhommie. Tout ce qu'il faut au lecteur du Grand Meaulnes d'imagination pour recréer la Fête étrange fut ce jour-là à Nançay, disponible et, comme le costume de Meaulnes dans la chambre de Wellington, littéralement "prêt à porter". Robes et déguisements, voitures et cavaliers, jeux, danses, mimes et pantomimes, courses, bateleurs, crique ambulant et orgues de Barbarie, rien ne manquait à la panoplie des années 1900 pour traverser le miroir, telle Alice au pays des merveilles et s'offrir, le temps d'une nuit, le rêve éveillé d'un écolier de Sainte-Agathe.
De nos jours, Nançay est un village moderne qui accueille discrètement un grand nombre de touristes français ou étrangers, et ce, grâce à son radio-télescope, un des deux seuls au monde grâce auquel on peut "écouter les étoiles". La forêt alentour est jalonnée de grosses coupoles qui permettent d'observer le soleil et de deux immenses barres métalliques, dont une s'incline pour suivre le parcours d'une étoile dont les astronomes captent les ondes. Enfin, la petite boulangerie u village offre une friandise que l'on s'arrache dans le monde entier maintenant, les "Sablés de Nançay", comme une madeleine faisant remonter à la surface le souvenir de la Sologne du Grand Meaulnes.
A Nançay et en Sologne, pas de lieu privilégié qu'il nous faille absolument visiter. C'est plutôt une imprégnation qui ne peut se faire que par le contact direct avec le sable blanc des chemins au travers des bruyères, avec les odeurs de pin et de champignon, les bruits d'animaux en fuite, les appels inquiets des oiseaux, le bourdonnement d'orgue des milliers d'insectes butinant. Parfois un grand cerf ou une biche, surpris, s'échappent en bonds prodigieux par-dessus le fossé qui sépare la forêt de la route. Nous pénétrons dans un domaine où l'on se sent étranger.
Ce n'est pas là que Fournier promenait sa douleur inconsolable, mais c'est ici qu'il perd le chemin qui le rattachait à la réalité et c'est pourquoi il est toujours un peu angoissant et en même temps exaltant d'y mettre ses pas.
Pour finir cette plongée en Sologne, il faut faire un détour vers Sainte-Montaine, le ville du roman "Marie-Claire" de Marguerite Audoux, le roman d'une bergère dont le style très pur et l'amitié influencèrent Alain-Fournier.
DANS LE BOISCHAUT
Quittant Bourges par la route de Montluçon, le voyageur traverse d'abord une large plaine dénudée couverte d'immenses cultures de maïs et de céréales; Au printemps, l'éclatante couleur jeune du colza semble illuminer le paysage d'un soudain rayon de soleil, renouvelé à la fin de l'été lorsque les tournesols offrent leur corolle au soleil.
Il faut parcourir près de 60 km vers le sud avant d'être arrêté brusquement devant une faille d'où se découvrent tout à coup les bocages vallonnés de ce qui peut déjà s'appeler le Bourbonnais. Un point de vue nous invite à la pause. A ses pieds, l'admirable abbaye cistercienne de Noirlac, qui mérite le détour. Devenue centre culturel du département, elle abrite tout au long de l'année les manifestations les plus prestigieuses de la région dont elle est un des plus beaux fleurons.
Poursuivons notre route vers Saint-Amand Montrond où le nom d'Alain-Fournier est connu comme celui d'un voisin. Jean Giraudoux et Charles-Louis Philippe appartiennent aussi aux environs, où leur souvenir est célébré conjointement à Cérilly. Saint-Amand Montrond est la ville dans laquelle est remis chaque année depuis vingt-cinq ans, le Prix Alain-Fournier, prix littéraire qui récompense un premier ou deuxième roman qui n'a pas encore été couronné par un prix national.
Après Bruère-Allichamps, premier "centre de la France" de la région, un village nous arrête encore, c'est le village de Meaulne qui a fourni son nom à Alain-Fournier, ce dernier se contentant d'ajouter un S. Le village est situé à 6 km d'Epineuil le Fleuriel. C'est là que nous nous dirigeons maintenant par une petite route sinueuse qui traverse d'abord le Cher puis l'ancien canal, aujourd'hui désafecté, mais toujours en eau.
Epineuil
"Une longue maison rouge, avec cinq portes vitrées, sous des vignes vierges, à l'extrémité du bourg; une cour immense avec préaux et buanderie, qui ouvrait en avant sur le village par un grand portail... tel est le plan sommaire de cette demeure où s'écoulèrent les jours les plus tourmentés et les plus chers de ma vie - demeure d'où partirent et où revinrent se briser, comme des vagues sur un rocher désert, nos aventures" (Le Grand Meaulnes)
Epineuil, décrit dans le roman sous le nom de Sainte-Agathe, c'est là que vécut le petit Henri, depuis l'âge de cinq ans jusqu'à son départ à Paris comme pensionnaire au lycée Voltaire en 1898. Il faut lire les Images d'Alain-Fournier par sa soeur Isabelle pour comprendre cette enfance faite de menues anecdotes enfantines, d'émotions fragiles et pures mais non pas mièvres, qu'Henri de son côté livre avec son tempérament de garçon. C'est à travers le récit de François, écho de celui de Meaulnes que cette vie est transfigurée.
Jusqu'à il y a peu, on pouvait visiter l'école, les classes, les greniers sous la direction de l'instituteur et de son épouse, Mr et Mme Lullier, qui ont consacré plus de quarante ans de leur vie au souvenir d'Alain-Fournier dans ce lieu. Lorsqu'on avait passé la journée avec eux, on ne relisait plus Le Grand Meaulnes de la même manière. Ici, c'est le rêve du roman qui transfigure ces lieux et qui nous apprend quel regard y a posé amoureusement son auteur: ce regard qui révèle, comme dit Jacques Rivière, "en chaque chose sa dose latente de merveilleux", ces choses fussent-elles les plus humbles et les plus terre à terre. Malheureusement, Mr Lullier nous a quitté depuis deux ans déjà. Heureusement, il y a quelques années, en 1994, l'école a été désaffectée comme telle et soigneusement restaurée et transformée en musée auquel on accède en passant par la Maison d'accueil située au centre de la place et dans laquelle on remet aux visiteurs un audio-guide.
Lorsqu'on pousse le lourd portail et qu'on pénètre dans la cour de l'Ecole, on est ému de voir que ce n'est pas aussi grand que dans le souvenir d'Henri qui y avait vécu étant enfant. Le préau est bas, le cellier, la buanderie, le grand mur, longeant le champ du Père Martin, la grille, le puits à roue, le petit portail donnant au Nord sur la route de "La Gare", la ferme du Père Martin... tout est là. A gauche, l'appartement de l'instituteur, avec la porte de la salle à manger et celle de la cuisine.Au centre, sous la cloche, la porte d'entrée des classes. A droite, la porte de la mairie. La cinquième porte vitrée était celle du "salon rouge" et donnait sur le jardin.
La classe
A droite en entrant, contre la cloison, le tableau noir, le bureau sur l'estrade : de là, Monsieur Fournier voyait la route de la gare (Vallon en Sully à 3 km). Devant le bureau s'alignaient les tables à six places dont le pupitre relevé cachait à l'oeil vigilant du maître, quelque bavardage. Par la fenêtre, Henri Fournier apercevait, en hiver seulement, la ferme des Fromentin, ferme qu'il a appelée "La Belle Etoile", nom emprunté à une autre ferme du village. C'est de cette fenêtre que François verra Meaulnes partir, avec la jument, chercher les grands-parents Charpentier à la gare de Vierzon. Au centre de la classe, se dresse la colonne qui soutient la poutre de la classe, colonne que Coffin, sa blouse relevée et roulée autour de la ceinture, embrassait et commençait de grimper en signe d'allégresse (Le Grand Meaulnes).
L'appartement
Utilisé pendant 103 ans par des instituteurs, l'appartement n'a pas été modifié.
La cuisine
Modeste pièce au pied de l'escalier accédant à l'étage et aux greniers, elle est triste, sombre et surtout glaciale; sa porte ouvre côté nor, le plafond est à plus de cinq mères et la porte du grenier est source de courants d'air. Le potager ne produisait que peu de chaleur et sa fumée a patiné les murs. Mme fournier ne passe là que le temps de préparer les repas. Henri n'y vient que lorsqu'il ne peut plus lire dans le cabinet des archives.
"Lorsqu'il faisait noir... je rentrais enfin. Ma mère avait commencé de préparer le repas. Je montais trois marches de l'escalier du grenier; je m'asseyais sans rien dire et, la tête appuyée aux barreaux froids de la rampe, je la regardais allumer son feu dans l'étroite cuisine où vacillait la flamme d'une bougie" (Le Grand Meaulnes)
La salle à manger
C'est la pièce à vivre. Comme Millie dans le roman, Madame Fournier condamne la fenêtre qui donne sur la route de Vallon et seule la porte la vitrée qui donne sur la cour va éclairer la pièce. C'est une pièce froide et humide puisque l'ouverture est au nord mais c'est là que la famille se retrouve autour de la lampe le soir pour le dîner.
..."lorsque le cours était fini, à quatre heures, une longue soirée de solitude commençait pour moi. Mon père transportait le feu du poêle de la classe dans la cheminée de notre salle à manger... Quelqu'un a soufflé la bougie qui éclairait pour moi le doux visage maternel penché sur le repas du soir. Quelqu'un a éteint la lampe autour de laquelle nous étions une famille heureuse, à la nuit, lorsque mon père avait accroché les volets de bois aux portes vitrées. Et celui-là, ce fut Augustin Meaulnes..."
Le salon rouge
La cinquième porte vitrée ouvre le salon rouge sur le jardin mais comme Millie dans le roman, Mme Fournier a condamné la porte. On l'appelle le salon rouge parce qu'il est dallé de carreaux de terre rouge, meublé d'un lit aux rideaux de damas rouge comme la tenture qui cache la porte, de fauteuils de velours rouge. Le piano de Mme Fournier s'y trouve et on n'ouvre la pièce que lorsque les parents de Mme Fournier viennent à Noël. La pièce est interdite aux enfants car elle y a rassemblé ses bibelots précieux. Elle s'y retire pour refaire ses robes et ses chapeaux, ne recevant ses amies que dans la salle à manger.
La chambre
Une porte donne accès du salon rouge dans la chambre. Cette petite pièce sera la chambre commune aux quatre membres de la famille Fournier à leur arrivée à Epineuil en octobre 1891, l'adjoint que remplacera Mme Fournier, logeant dans la mansarde au-dessus.
La mansarde
"Notre chambre était, comme je l'ai dit, une grande mansarde. A moitié mansarde, à moitié chambre. il y avait des fenêtes aux autres logis d'adjoints; on ne sait pourquoi celui-ci était éclairé par une lucarne. Il était impossible de fermer complètement la porte, qui frottait sur le plancher... chaque fois que nous essayions de fermer cette porte, chaque fois nous étions obligés d'y renoncer. Et toute la nuit, nous sentions autour de nous, pénétrant jusque dans notre chambre, le silence des trois greniers... (Le Grand Meaulnes)
En mai 1893, Mme Fournier remplace l'adjoint et fait la petite classe. Elle récupère la mansarde et Henri, âgé de seulement six ans, y installe sa chambre. Sans chauffage possible, au ras des tuiles, la pièce est glaciale l'hiver, étouffante l'été. Entendant la pluie tomber, le vent siffler, Henri est préoccupé par la météorologie qui occupera une grande place dans son livre. L'escalier débouche sur une antichambre d'où l'on accède aux deux mansardes et aux trois greniers. Armé d'un bâton pour prévenir quand il a peur, Henri se retrouve seul avec lui-même avec la petite lucarne qui ouvre une fenêtre sur son imaginaire.
Le village
Le grand portail une fois franchi, en remontant la rue vers le centre du village, on atteint d'abord les "Quatre routes", c'est à dire l'intersection, marquée par une croix, des deux routes traversant le village. A l'angle de la route de Vallon et de celle de Meaulne, s'élève la Grand-Maison, "la Maison du notaire" du roman. Cette maison que fréquentait Mme Fournier fournit des détails précis du Domaine mystérieux: "Une lourde porte de bois, arrondie dans le haut et cloutée comme une porte de presbytère... Meaulnes le suivit dans le corridor... Tout au bout de celui-ci passait un couloir" (Le Grand Meaulnes).
En face, le café Daniel où déjeune Mme Meaulnes lorsqu'elle vient chercher son fils pour l'emmener terminer ses études à Paris. En empruntant la rue qui mène à l'église, l'épicerie-auberge de la veuve Delouche, puis l'hôtel de la Paix "tenu par Roy", l'épicerie des parents du gros Boujardon et à l'angle de la place de l'église, la forge de Mr Bernard.
Le mur du cimetière fermait la place de l'église, alors qu'aujourd'hui une route est ouverte. Près du jeu de quilles s'ouvre un petit chemin, "dédales de petites ruelles et d'impasses. C'était là le quartier de journaliers, de couturières et de tisserands, qu'on nommait les Petits Coins" (Le Grand Meaulnes). A un tournant, les vestiges du château fort, le donjon coiffé d'une toiture. A l'angle du sentier et de la route de St Vitte, la forge de Mr Desfougères.
Sur cette route de St Vitte, à droite le "tumulus" ancienne motte féodale; en face, la maison de Mme Benoist, amie de Mme Fournier, "La Maison des Tourterelles" dont Alain-Fournier évoque les contours dans son poème A travers les étés:
il m'a semblé que vous me conduisiez, à pas
lents, - un peu, n'est-ce pas, un peu sous votre ombrelle -,
à la maison d'été, à mon rêve d'enfant...
...à quelque maison calme avec des nids aux toits
et l'ombre des glycines, dans la cour, sur le pas
de la porte... quelque maison à deux tourelles
avec, peut-être, un nom comme les livres de prix
qu'on lisait en juillet, quand on était petit...
Dites, vous m'emmeniez passer l'après-midid
Oh ! qui sait où !... à "La Maison des Tourterelles"
Au fond, barrant le virage, la grille de l'école des filles.
A gauche, entre des grandes et une ferme, un petit chemin rejoint la route du moulin: c'est le chemin de La Belle Etoile. En tournant à droite au bout, on arrive au Glacis, passage à gué sur la Queugne.
La chapelle de Ste Agathe
"C'était un des grands désirs de François, je le sais, d'aller un jour à cette chapelle... Il l'avait, comme Meaulnes à sa lucarne, découverte un soir d'été entre les arbres lointains, d'un petit mur de la cour... A mon avis, ce devait être quelque pauvre chapelle abandonnée sur la colline inculte et qui contenait sans doute quelque douteuse relique de la sainte... La vérité c'est que c'est un pays extrêmement loin. Le temps d'y arriver on serait en été..." (brouillons du Grand Meaulnes)
On ne peut terminer ce passage à Epineuil sans évoquer cette petite chapelle qui pourtant ne figure pas dans le roman. Seul le village d'Epineuil prend le nom de village de Sainte-Agathe, preuve que l'existence de cette chapelle a joué un rôle important dans l'écriture d'Alain-Fournier. C'est depuis sa lucarne minuscule, à laquelle on était obligé de porter les enfants pour voir l'extérieur (Images d'Alain-Fournier Isabelle Rivière), qu'Henri a probablement découvert cette petite chapelle romane, isolée, perdue au sommet d'une colline de la campagne alentour, comme un phare éclairant le pays imaginaire de sa pensée. Pensant l'évoquer dans le roman, comme cette phrase des brouillons nous le prouve, il a seulement changé le nom d'Epineuil en celui de Sainte-Agathe. C'est de là qu'est partie l'aventure.
Les chemins d'Alain-Fournier ne s'arrêtent pas à son pays, il a parcouru de nombreuses routes à travers toute la France jusqu'à cette route ultime de la Tranchée de Calonne près de laquelle il a trouvé la mort. Toutes ces routes, tous ces chemins, tous ces lieux : Mirande, l'Angleterre, les manoeuvres dans le Sud-Ouest, à Laval où il fut élève officier, Lakanal, Paris bien sûr, Bordeaux, pays de son ami Jacques Rivière, Orléans, celui de son ami Péguy..., tous ces pays ont marqué Alain-Fournier et laissent une trace dont il faut suivre le sillage dans ses écrits, dans son roman et celui qu'il ne put achever. Nous ne pouvons tous les suivre ici mais nos livres vous permettront d'y tracer votre propre route.
"Comment rattraper sur la route terrible où elle nous a fuit..." (Préface à Miracles, Jacques Rivière)