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Simenon
devant le 36, Quai des Orfèvres en 1952.
Photo non signée et non datée (Fonds
Simenon, Liège, Belgique).
In Simenon, (Bruxelles, Editions Complexe,
1993). |
La légende
Maigret
A personnage exceptionnel, naissance mythique ! Simenon
- ce forgeur de légendes - a toujours soutenu
avoir écrit la première enquête du commissaire
Maigret, Pietr-le-Letton,
en septembre 1929 à Delfzijl (Pays-Bas), pendant
qu'on recalfatait son bateau, l'Ostrogoth :
« [Le bruit des coups de marteau] ne m'empêchait
pas de dormir la nuit, mais de jour ça m'empêchait
de travailler. Alors j'ai trouvé un vieux bateau
sur le port, une vieille péniche complètement
défoncée, pleine de rats, avec de l'eau sur
le fond. J'ai disposé trois caisses : une pour la
machine à écrire, une pour mon derrière
et une autre pour la bouteille de vin rouge. Et je me suis
mis à taper là-dedans mon premier Maigret.
Le lendemain, à midi, le premier chapitre de Pietr-le-Letton
était écrit. Quatre ou cinq jours plus
tard, le roman était terminé. »
Simenon in [ ? ].
Telle est la légende
qui l'a emporté
sur une réalité bien différente. Car
tout se ligue pour démentir la version de Simenon.
L'ouverture de ses archives à l'Université
de Liège, les dates des contrats avec ses éditeurs
de l'époque, l'examen des moindres propos tenus alors
par l'auteur à des journalistes, la reconstitution
chronologique de ses déplacements, permettent aux
chercheurs de douter fortement que Pietr-le-Letton
ait été écrit à Delfzijl
et à la date avancée par l'auteur.
Ainsi, dans un premier
temps, Simenon révèle : |
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« Maigret est né pour la première
fois le
Attendez. Il y a trois ans de cela. J'étais
tourmenté par le désir de créer un
policier français, bien français. J'étais
allé chercher la tranquillité en Norvège,
à bord de mon bateau, de même que les belles
madames vont accoucher dans leur château du Loir-et-Cher
Et là tout en cassant la glace, je mettais Maigret
au monde, avec joie, avec amour
»
Simenon in [le titre de l'article
manquent], un texte publié dans « La République
», le 1er juillet 1932.
Déjà, Simenon simplifie la réalité
à gros traits. D'une part, il n'est pas allé
en Norvège à bord de l'Ostrogoth, mais
à bord d'un bateau régulier, Le Tramway.
D'autre part, c'est à Stavoren (Pays-Bas) qu'il en
était réduit à casser la glace autour
de l'Ostrogoth. Ce qui signifie, notamment, que la
saison durant laquelle a lieu l'événement
est l'hiver et non pas le mois de septembre.
Moins de deux ans plus tard, dans une revue dirigée
par les frères Kessel, l'auteur commence à
bâtir sa légende :
« Le commissaire Maigret, dis-je, est né
par le plus grand des hasards le
Au fait, il n'est
même pas né en France, mais en Hollande, en
1929 ou en 1930, alors que mon bateau, fatigué par
un été dans les mers du nord avait quitté
son élément naturel et se dressait sur un
chantier, livré aux mains des calfats. »
Simenon in «
A la retraite, le commissaire Maigret ! »,
un article publié dans « Confessions »,
le 4 février 1937.
Ensuite, sans jamais citer le nom de Delfzijl ni le titre
du roman, l'auteur raconte pour la première fois
l'anecdote d'une vieille barge au fond rempli d'eau où
il s'est réfugié pour écrire sans être
dérangé par les coup de maillets des calfats :
« C'est là que Maigret est né, moi,
assis sur une caisse, ma machine sur une autre, mes pieds
en équilibre sur des briques qui formaient d'instables
îlots, avec quelques rats étonnés qui
tenaient le rôle du buf et de l'âne de
la crèche. »
Simenon in «
A la retraite, le commissaire Maigret ! »,
un article publié dans « Confessions »,
le 4 février 1937.
Ainsi, non seulement Simenon s'est obstiné à
faire croire que Maigret avait été créé
à Delfzijl en septembre 1929, mais en plus il n'a
cessé d'affirmer que la première apparition
de l'illustre enquêteur a eu lieu dans Pietr-le-Letton.
Or, sur ce point également, l'étude de son
uvre le contredit sans contestation possible. En effet,
la création de Maigret est le fruit d'un long et
difficile travail d'approche, au terme duquel le commissaire
intervient dans quatre romans populaires publiés
sous les pseudonymes de Georges Sim ou Christian Brulls,
avant de naître officiellement dans Pietr-le-Letton.
Ces quatre romans sont donc autant de prototypes de
Maigret. Le plus abouti d'entre eux, La
maison de l'inquiétude, est rédigé
juste avant Pietr-le-Letton. Simenon a fait de visibles
efforts pour adapter son récit aux lois du genre
policier et se distancer ainsi définitivement du
roman populaire. Malheureusement, l'intrigue de La maison
de l'inquiétude est gâchée par le
recours à l'une des plus grosses ficelles du roman
populaire : le sosie ; la ressemblance fâcheuse entre
deux personnes, l'une se voyant reprocher les agissements
délictueux de l'autre. Ce thème est également
utilisé dans Pietr-le-Letton, mais de façon
beaucoup plus habile.
Sans doute Simenon ne considère-t-il pasLa maison
de l'inquiétude comme un véritable roman
policier. Insatisfait de cette tentative mal dégauchie
et oscillant encore trop entre deux genres : le roman populaire
et le roman semi-littéraire auquel l'auteur
associe le genre policier, il l'oublie au profit
de l'essai réussi un peu plus tard. Pietr-le-Letton
occulte ainsi toutes les autres approches dans la mémoire
de Simenon et accrédite la légende de Delfzijl.
Il est donc juste de dire que ce port n'est pas le lieu
de rédaction de Pietr-le-Letton, mais le lieu
de naissance de Maigret en tant que héros de roman
policier (en tant que héros de roman populaire, il
était né dans Train
de nuit, probablement rédigé en
juillet ou en août 1929).
Toute légende
ne procède-t-elle donc pas d'un fondement réel
? |
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En 1975, lors de ses entrevues avec Simenon, Francis Lacassin
lui a demandé pourquoi il avait occulté avec
autant de volonté les premières apparitions
de Maigret. Réponse : parce que s'étaient
de simples esquisses, et parce qu'il ne considérait
pas les romans écrits sous des pseudonymes comme
appartenant vraiment à son uvre.
Pietr-le-Letton
est, au contraire, le premier roman de Simenon. Il
revêt donc, à ses yeux, une saveur particulière.
Il est le premier titre qu'il ait jugé digne de signer
de son nom, et le premier pour lequel Fayard ait approuvé
cette prétention. Dès lors, selon un phénomène
psychologique bien connu, la mémoire de Simenon,
estompée par l'écoulement du temps, va réaménager
le passé pour l'adapter à cette prétention
sentimentale.
On peut donc estimer que c'est en toute bonne foi que Simenon
prétend que le premier « Maigret » issu
de sa plume est Pietr-le-Letton, et que sa rédaction
a eu lieu dans une barge abandonnée à Delfzijl,
en septembre 1929.
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Maigret.
Statue réalisée par Pieter d'Hondt à
Delfzijl, aux Pays-Bas.
Carte postale éditée par Uitg. Boekhandel
T. Dick, Delfzijl.
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La
réalité Maigret |
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Simenon n'a pas attendu la création du «
Masque » (en 1927) pour s'intéresser à
ce genre qu'on appelle pas encore le
roman policier.
Comme Balzac avant lui, il mesure dès 1922 - et même
s'il n'en use pas tout de suite - le pouvoir révélateur
que la police joue dans la dynamique du roman. Vautrin est
la clé de voûte de
La Comédie humaine,
assurant la transition entre celle-ci et les romans de Lord
R'Hoone et Horace de Saint-Aubin. De même, Maigret servira
d'appui à toute une partie de l'uvre de Simenon,
assurant la transition entre lui et Georges Sim (ou autre
Christian Brulls).
Pour cela, Simenon a produit, entre 1924 et 1934, sous
différents pseudonymes, quelque 200 romans populaires.
Un dur et laborieux apprentissage qui lui a permis
de faire ses gammes et d'acquérir la maîtrise
des dialogues, l'efficacité narrative et le goût
de l'évocation concrète. C'est durant cette
période de travaux forcés littéraires
- au cours laquelle l'auteur use pas moins de dix-huit
enquêteurs publics, privés ou amateurs - que
se dessine le personnage de Maigret. C'est donc dans l'uvre
populaire - utilisé par Simenon comme une sorte de
laboratoire littéraire - que s'est opérée
la lente genèse du commissaire, à travers
une série de personnages qui l'ont précédé
comme autant d'ébauches. Parmi les candidats non
retenus, on ne citera que les deux enquêteurs
qui vont sembler suffisamment réussis à Simenon
pour avoir le droit d'apparaître dans plusieurs récits.
Les rivaux se nomment
Yves Jarry et Jean-Joseph Sancette. |
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Tout comme Maigret, Jarry et Sancette émergent du
roman populaire. Ils incarnent, depuis 1928, deux types
de personnages entre lesquels l'inspiration de l'auteur
hésite et qu'il garde consciencieusement en attente
jusqu'au moment où l'un d'eux triomphera de l'autre.
Le premier type, qui aboutira à Maigret, s'incarne
en des personnages d'aspect commun et de comportement laborieux,
proches du commun des mortels : on ne les remarque pas tant
qu'ils n'ont pas à exercer leurs compétences.
Le second type se révèle au contraire - sitôt
apparu et même avant d'agir - comme le héros
auquel rien ne résiste. Ce type s'incarne dans un
premier temps en un personnage élégant et
désinvolte, Yves Jarry, plus proche du justicier
que du policier. Puis par un effort de l'auteur pour le
rendre moins romanesque et plus crédible, ce personnage
va se muer en un enquêteur intrépide et effronté : Jean-Joseph Sancette, dit G. 7.
Ces trois personnages - Maigret, Jarry et Sancette - vont
d'ailleurs se croiser et apparaître dans les mêmes
aventures !
Simenon a soigneusement composé la personnalité
d'Yves Jarry qui, malgré les efforts de l'auteur,
n'évite pas toute ressemblance avec le gentleman
cambrioleur Arsène Lupin. Célibataire,
jeune mais point trop, élégant, séduisant
et parfois séducteur, un peu mondain et élevé
dans un excellent collège anglais, il habite les
beaux quartiers, a voyagé sur tous les continents
et parle plusieurs langues. Bien que se situant du bon
côté de la barrière, il n'hésite
pas - avec l'aide ou les conseils de son valet Albert -
à utiliser les procédés de l'autre
côté pour faire triompher sa conception
de la justice ou du bon droit. Collectionneur raffiné
d'énigmes, il est capable de crocheter une serrure
ou d'escalader un mur.
Yves Jarry connaît quatre aventures avant d'être
abandonné par Simenon : Chair
de beauté, écrit en 1927 et publié
en 1928 ; La
femme qui tue, L'amant
sans nom et La
fiancée aux mains de glace, tous rédigés
en 1928 et publiés en 1929. Cet abandon est motivé
par le fait que Jarry est trop inféodé à
l'univers du roman populaire pour l'aider à aborder
l'étape suivante de sa carrière, celle
du roman semi-littéraire, c'est-à-dire
le roman policier. La personnalité du lupinesque
Jarry a cependant contribué - par inversion - à
celle de Maigret. Le commissaire est, en effet, exactement
le contraire de Jarry. Marié, pas jeune (45 ans),
d'apparence massive et d'origine plébéienne,
domicilié dans un quartier populaire, il n'a pas
voyagé hors de France et ne parle aucune langue étrangère.
Il n'a pas le temps de collectionner les énigmes,
trop absorbé par les exigences de son métier
de policier salarié. Maigret et Jarry ont toutefois
en commun leur capacité à s'immerger dans
les milieux les plus divers, sauf qu'on imagine mal le commissaire
se prélassant dans les palaces, les salons ou les
casinos
La silhouette rustique de Maigret se profile pour la première
fois dans un épisode de la saga d'Yves Jarry, Chair
de beauté. En même temps que se manifeste
aussi la première esquisse de Sancette. Celui-ci
s'appelle en réalité Jean-Joseph Boulines,
mais tout comme son modèle, le réputé
Rouletabille il n'est désigné que par
un pseudonyme, en l'occurrence son matricule : L. 52.
Sous le même matricule, Sancette se limite à
de modestes interventions, presque anonymes, dans deux autres
aventures dont Yves Jarry est le héros : La femme
qui tue et La fiancée aux mains de glace.
Il acquiert ensuite la vedette dans un feuilleton de «
La jeunesse illustrée » qui emprunte son titre
à son matricule devenu L. 53. Ayant fait de lui un
policier à part entière, Simenon lui octroie
un bureau à la préfecture de police de Paris,
dont le numéro de poste téléphonique
(107) lui vaut d'être surnommé Sancette par
ses collègues. Enfin, ayant donné son profil
définitif au personnage, Simenon le rebaptise G.
7 (soit parce que son que son narrateur et biographe prétend
l'avoir rencontré dans un taxi G. 7, alors peint
en rouge comme tous les véhicules de cette compagnie
; soit en raison de sa chevelure rousse qui évoque
les taxis G. 7).
En comptant les nouvelles, ce sont près de vingt-cinq
enquêtes que Sancette aura à son actif. Dont
six romans : Captain
S.O.S., L'homme
qui tremble, Le
document violet, Les
amants du malheur, Matricule
12 et Le
château des Sables rouges.
Simenon accordera beaucoup de sympathie à cet inspecteur
malin, débrouillard et plein d'aplomb. Après
l'abandon d'Yves Jarry (le 30 septembre 1929, lorsque Fayard
accepte le manuscrit de Train
de nuit, le premier roman où le commissaire
apparaît sous son nom), il sera le dernier concurrent
direct de Maigret. Pourtant, comme Jarry d'ailleurs, Sancette
- avec son allure juvénile, son assurance et son
esprit battant - est l'antithèse vivante de Maigret.
Par son impétuosité, son aptitude à
se déguiser en n'importe qui, Sancette relève
bien du type Rouletabille, un personnage que Simenon
admirait beaucoup, au point d'adopter ses tics lorsqu'il
débutait à la « Gazette de Liège
» à l'âge de 15 ans et demi, le 6 janvier
1919.
En septembre 1929, alors que l'Ostrogoth est à quai,
Simenon choisit Maigret comme héros de la
série policière qui va le propulser dans sa
nouvelle carrière. Ce choix n'est toutefois pas aussi
définitif qu'on pourrait le croire ! En effet, peu
avant de faire passer Maigret du roman populaire au roman
policier grâce à Pietr-le-Letton, l'auteur
procure la même promotion à Sancette. Le jeune
rouquin dynamique résout avec son culot tranquille
la série de nouvelles publiées par «
Détective » du 12 septembre au 19 décembre
1929 et réunies chez Fayard sous le titre Les
13 énigmes (septembre 1932). C'est du
reste dans cette série qu'il hérite définitivement
du sobriquet de G. 7.
Quelques jours avant d'écrire Pietr-le-Letton,
le premier roman de la série qui lui franchir une
étape décisive dans sa carrière de
romancier, Simenon s'accorde une dernière tentative
de roman populaire amélioré. Ce sera Le
château des Sables rouges, la dernière
aventure de Sancette sous forme de roman.
Simenon attache à cet ouvrage une certaine importance,
sans doute en raison de son rôle charnière.
Par ailleurs, Le château des Sables rouges
(écrit au début de l'hiver 1929-1930 et publié
par Tallandier en 1933 sous le pseudonyme de Georges Sim),
est un essai très réussi de la fameuse atmosphère
simenonienne. Il lui est inspiré par le décor
du hameau de Roodezand (Les Sables rouges), situé
à quelques kilomètres de Delfzijl. L'action
se déroule en janvier 1929. En manipulant le froid,
l'environnement désertique, la barrière linguistique,
l'inconfort logistique et les changements alimentaires,
Simenon compose une ambiance épaisse, pesante, opaque,
dont chacun paraît s'accommoder. Sauf le trublion
de service, l'inspecteur Jean-Joseph Sancette de la première
brigade mobile.
Celui-là même que Simenon retient comme personnage
principal (comme s'il ne se sentait pas assuré du
succès de Maigret
) de la série de quatre
récits qu'un jeune éditeur débutant,
Jacques Haumont lui propose d'écrire pour une nouvelle
collection, appelée « Phototexte » ,
qu'il entend lancer sur le marché.
Cela montre bien, d'une part que Simenon est loin d'avoir
fait son choix entre Maigret et Sancette, et que, d'autre
part, tout en préparant le lancement de Maigret,
il a la prudence de conserver un second fer au feu. Un enquêteur
rival qui devra le faire vivre si l'opération
Fayard le mémorable Bal anthropométrique
du 20 février 1931 échoue.
C'est ainsi qu'au cours de l'été 1930, à
bord de l'Ostrogoth amarré à Morsang-sur-Seine,
il alterne la rédaction de trois « Maigret
» (Monsieur
Gallet, décédé, Le
pendu de Saint-Pholien et Le
charretier de La Providence) et de quatre
longues nouvelles destinées à la collection
« Phototexte » : La
folle d'Itteville, La
nuit des sept minutes, Le
Grand Langoustier et L'énigme
de la Marie-Galante.
Bien qu'étant le fruit d'une novatrice (certainement
beaucoup trop pour l'époque !), la collection «
Phototexte » vise la publication de photo-romans littéraires.
Lancée avec La
folle d'Itteville juste après l'inoubliable
soirée donnée au cabaret la Boule blanche,
elle rencontrera toutefois un insuccès complet. Ce
sera donc le public qui entre l'enquêteur rouquin,
version néo-Rouletabille et le fonctionnaire
besogneux, massif, ruminant, lent, peu séduisant,
bourru même plébiscitera ce dernier
en lieu et place de leur créateur ; celui-ci était
encore loin d'avoir fait son choix
L'échec de l'éditeur Jacques Haumont est
dû un peu à cause de l'enquêteur, dont
les grandes qualités sont jugées banales ;
beaucoup à cause de la présentation du livre
et des choix de fabrication. De plus, une mise en page maladroite
hache la lecture et massacre les photographies de Germaine
Krull qui illustrent La folle d'Itteville.
Les trois autres récits prévus pour «
Phototexte » ne paraîtront qu'en 1933 dans les
colonnes de l'hebdomadaire de la maison Gallimard, «
Marianne » . Ils seront ensuite réunis par
le même éditeur sous le titre Les
sept minutes (1938) et réédités
une dernière fois sous le titre G.
7 (1951), un volume pierre tombale qui consacre
l'enterrement de Sancette. Maigret a gagné
Définitivement !
La naissance de Maigret est donc bien loin d'être
aussi spontanée que Simenon a voulu le faire croire
avec son histoire de Delfzijl, alors que l'Ostrogoth
était à quai !
Mais que s'est-il vraiment
passé en septembre 1929, à Delfzijl ? |
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Il est pratiquement certain que ce soit là, dans
ce port hollandais, que Simenon se décide à
rompre avec le roman populaire et à imaginer un héros
qui lui permettrait de gagner sa vie dans le roman policier.
Un personnage qui devrait être un homme ressemblant
aux autres par son physique ou ses origines sociales, mais
disposant de plus de bon sens et d'intuition qu'eux. De
tous les personnages essayés par Simenon, seul Maigret
a le profil correspondant le mieux à de telles exigences.
Sur la base des différentes versions que Simenon
a donné de la naissance de Maigret, il apparaît
qu'entre septembre 1929 et le retour à Paris au printemps
1930, l'auteur ait écrit non pas un, mais deux « Maigret » .
L'un à Delfzijl, et l'autre plus tard, à Stavoren.
Celui-ci a sans doute été commencé
en Allemagne, à Wilhemlshafen :
« Le roman fini, je l'expédiai à
Paris et, comme mes calfats en avaient terminé avec
mon bateau, je repris la mer, arrivai à Wilhelmshafen,
où je trouvai commode de m'amarrer à une pile
du pont pour commencer un nouveau livre. Le lendemain, les
autorités mes priaient de m'installer ailleurs, et
je choisi un îlot formé par une quarantaine
de torpilleurs qui se rouillaient. Il était dit que
l'enfantement de Maigret serait laborieux. Je n'en étais
pas au second chapitre qu'un quidam du contre-espionnage
me demandait avec insistance pourquoi je choisissais un
port allemand pour mes exercices de dactylographie. Après
quoi, mal convaincu de l'innocence de mes travaux, il s'installait
dans ma cabine et, des heures durant, épluchait ma
copie. Ce fut mon premier lecteur. Un lecteur peu enthousiaste,
puisqu'il me donna quarante-huit heures pour quitter les
eaux allemandes en compagnie de mon Maigret inachevé.
»
Simenon in «
A la retraite, le commissaire Maigret ! »,
un article publié dans « Confessions »,
le 4 février 1937.
Dans cette barge abandonnée qui est censée
servir de berceau à Maigret, il est vraisemblable
que Simenon ait écrit un roman populaire faisant
intervenir le commissaire. Dans ses entretiens avec Francis
Lacassin, en 1975, l'auteur s'était montré
catégorique sur un point : Pietr-le-Letton
a été rédigé après les
romans populaires dans lesquels figure peu ou prou Maigret.
L'hypothèse selon laquelle Simenon écrit
à ce moment-là en septembre 1929 à
Delfzijl La maison de l'inquiétude,
le dernier des quatre prototypes de Maigret, est
plus que probable, en particulier en raison du fait que
Maigret y occupe la scène de la première à
la dernière ligne.
A l'encontre de l'hypothèse selon laquelle c'est
Train de nuit, l'un des quatre prototypes
de Maigret, qui aurait été rédigé
dans la vieille péniche abandonnée, il est
une objection de forme. Dans ce roman populaire, Maigret
n'apparaît qu'à la fin de l'intrigue et il
n'est encore qu'une ébauche du commissaire.
Quant à Pietr-le-Letton, il a dû être
composé quelques mois plus tard, après que
Simenon et son bateau aient quitté Delfzijl. Sans
doute en deux temps, à Wilhelmshafen (pour les deux
premiers chapitres) et à Stavoren au début
de l'hiver 1929-1930.
A l'encontre de l'hypothèse selon laquelle Pietr-le-Letton
aurait été écrit, un peu plus tard,
à Morsang-sur-Seine au printemps 1930, il est encore
une objection. De fond, cette fois. Simenon n'a pas la mémoire
des dates et il reconnaît lui-même. Mais il
conserve un souvenir précis des circonstances, des
saisons et atmosphères jusque dans leurs moindres
détails : couleurs, odeurs, lumière
Il est peu probable qu'il ait pu confondre le contexte maritime
et portuaire dans lequel il prétend avoir composé
Pietr-le-Letton, et l'ambiance fluviale et champêtre
de Morsang-sur-Seine.
Avec Pietr-le-Letton, Simenon est certain de tenir
enfin le tremplin de sa carrière semi-littéraire,
raison pour laquelle il lui cherche des débouchés
plus prestigieux que pour ses romans populaires. Mais en
vain, avouera-t-il plus tard, dans un entretien publié
par une revue cinématographique :
« Cinq éditeurs, exactement, ont refusé
de s'y intéresser parce que c'était policier
sans être policier, puisque les règles du genre
n'était pas observées ; mon héros était
gros, gras, sans poésie ; pas de personnages sympathiques,
ni de personnages répugnants ; pas d'amour. »
Paul Bringuier in « Pour vous
» [la date et le titre de l'article manquent].
Après ces échecs, Simenon se résigne
à frapper à la porte de Fayard pour lui soumettre
Pietr-le-Letton :
« Un jour, Charles Dillon lisait un manuscrit
de cet intarissable fournisseur quand il sursauta et s'en
alla frapper à la porte d'Arthème Fayard :
J'aimerais, patron, que vous parcouriez ce texte.
Je crois que l'auteur a quelque chose dans le ventre. Et
il a imaginé là un personnage très
attachant. Un certain commissaire Maigret. »
Max Favalelli in « J'ai vu
naître Maigret », un article publié dans
« La Gazette des Lettres » le 15 octobre 1950.
Mais Fayard ne dispose pas de collection pour accueillir
Pietr-le-Letton. Et en attendant que l'on en crée
une spécialement pour lui, comme le recommande effrontément
Simenon, l'ouvrage est donné en feuilletons de juillet
à octobre 1930 à l'hebdomadaire maison «
Ric et Rac » . Un lot de consolation non méprisable
puisque ce périodique abrita dans ses colonnes Agatha
Christie, Jack London, Kipling et Pierre Boileau, premier
membre du futur tandem Boileau-Narcejac.
Partageant certainement les réticences exprimées
par cinq de ses confrères qui refusèrent Pietr-le-Letton,
Arthème Fayard semble avoir eu des réticences
à envisager le lancement d'une collection policière
résolument différente de ce qui se faisait
alors dans le domaine de l'édition. De plus, Simenon
envisage d'accompagner l'opération par une manifestation
qui mobiliserait le Tout-Paris et ses échotiers :
un « Bal anthropométrique » à
l'entrée duquel on prendrait les empreintes des invités.
Pour éviter un refus catégorique de son éditeur,
Simenon modère ses exigences par une offre prudente
: il prend en charge la moitié des frais de lancement
!
Fayard accepte la proposition de Simenon et - comme garantie
supplémentaire - demande à l'auteur de disposer
de plusieurs manuscrits avant de lancer la série,
afin de pouvoir répondre aussitôt au succès
si, par hasard, il se manifeste
Il est douteux que Simenon ait assumé la moitié
des dépenses engendrées par l'organisation
du « Bal anthropométrique » sous forme
d'argent frais tiré de sa poche. Ainsi, pendant que
tout se met en place, en novembre et en décembre
1930, l'auteur se cloître en Bretagne, près
de Concarneau, pour écrire des romans populaires
(Les
forçats de Paris, La
fiancée du diable et L'évasion).
Acceptés par contrat le 15 décembre 1930,
ils ne paraîtront qu'en 1932 alors que la réussite
de la série « Maigret » ne fait plus
aucun doute. Selon son expression, Simenon devait
ces romans populaires à Fayard. Comme il n'était
pas dans l'habitude de l'éditeur d'avancer de l'argent
sur des manuscrits qu'il n'avait pas acceptés, encore
moins lorsqu'ils n'étaient pas écrits, on
peut supposer que cette production tardive (et anachronique
pour un auteur qui a répudié la littérature
populaire) s'explique par le fait que Simenon s'est engagé
à acquitter sa contribution aux frais du Bal anthropométrique
en nature. Et non par prélèvement sur les
droits futurs - et aléatoires - de la nouvelle série
« Maigret » , mais sous forme de bons vieux
romans populaires à la technique éprouvée
et à la rentabilité garantie
L'hypothèse selon laquelle Simenon aurait voulu
conserver un pied dans l'univers de la littérature
populaire en prenant une assurance contre l'échec
possible de la série semi-littéraire
est très peu probable. En effet - et on l'a vu précédemment
- Simenon aurait misé sur l'inspecteur Sancette en
cas d'insuccès de Maigret.
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Maigret.
Profil figurant au dos de la couverture des ouvrages
publiés aux Presses de la Cité entre
1957 et 1966 ; la couleur du fond change à
chaque titre.
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Les
proto-Maigret |
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Seuls trois personnages venus du roman populaire vont
survivre dans le cycle des « Maigret »
publiés sous patronyme : le juge Coméliau, le
commissaire Torrence et le brigadier Lucas (qui se retrouveront
néanmoins tous deux simples inspecteurs dans les aventures
officielles).
Le nom de « Maigret » figure pour la première
fois en 1929 dans un roman sentimental, Une
ombre dans la nuit, signé Georges-Martin
Georges.
La silhouette de Maigret apparaît, elle, pour la
première fois un an plus tôt. Soit au cours
de l'été 1928, sous la plume de Christian
Brulls. En effet, dans Chair
de beauté, Yves Jarry est aux prises
avec un policier simplement désigné comme
« l'inspecteur n° 49 » . On pourrait voir
dans cette appellation un subterfuge de Maigret - s'il avait
déjà été créé
- tant leur ressemblance est manifeste (la taille, la vigueur,
la lourdeur, les traits immobiles, la pipe qu'il bourre
avec soin
).
Puis, dans L'homme
à la cigarette, Captain
S.O.S, La
victime et La
femme en deuil, tous trois écrits en
1929, Simenon poursuit l'ébauche du personnage en
mettant en scène des fonctionnaires de police qui
sont proches de Maigret par l'attitude ou le comportement.
Et Maigret arrive enfin ! Dans quatre romans prototypes
: Train
de nuit, La
figurante (titre porté par le manuscrit
: La jeune fille aux perles), La
femme rousse et La
maison de l'inquiétude.
Train
de nuit (signé Christian Brulls ; écrit
en juillet ou en août 1929 ; publié par Fayard
en octobre 1930) est le premier des prototypes dans
l'ordre de rédaction, et le deuxième dans
l'ordre de publication.
Fayard ne déroule cependant pas le tapis rouge à
celui qui sera bientôt l'un des commissaires les plus
célèbres du monde. Accepté par contrat
le 30 septembre 1929 par Fayard, Train de nuit, n'a
droit qu'aux « Maîtres du roman populaire »,
une collection bas de gamme comme en témoigne la
présentation : un grand et mince fascicule, au texte
imprimé sur deux colonnes pour économiser
le papier, que les marchands de journaux suspendent par
une épingle à linge. Dans cette aventure,
le nom du commissaire n'est pas mentionné avant le
premier tiers du fascicule : encore est-il seulement cité
dans un article du quotidien, « Le Petit Marseillais
». Il faut attendre les trois derniers chapitres (sur
les vingt que compte le roman) pour que Maigret intervienne,
et naisse enfin !
Entrée discrète : d'abord dans un article
de journal, ensuite sous les traits d'un homme flou, sans
visage, qui ne fait que passer dans ce Train de nuit
comme d'autres personnages secondaires. Aucune précision
sur son aspect physique, son âge, sa démarche,
sa situation familiale. Il n'a pas encore son inséparable
pipe et appartient à la police de Marseille. Mais
il a déjà auprès de lui l'inspecteur
Torrence et manifeste une faculté de compassion inhabituelle
chez un policier.
La jeune fille aux perles (signé Christian
Brulls ; écrit à la fin de l'été
1929, juste après Train de nuit ; publié
par Fayard sous le titre La figurante en février
1932, soit un an après le début de la série
« Maigret » signée Simenon) est le deuxième
des prototypes dans l'ordre de rédaction,
et le troisième dans l'ordre de publication.
Comme le précédent, Fayard publie ce roman
sous la couverture couleur de papier d'emballage des «
Maîtres du roman populaire ». Ce qui ne souffre
aucune contradiction : La figurante n'est pas encore
un roman policier plus ou moins déguisé, mais
un authentique roman populaire. Pour sa seconde apparition,
Maigret est muté à Paris, au Quai des Orfèvres,
où Lucas est son principal collaborateur. Beaucoup
plus présent que dans Train de nuit (onze
chapitres sur vingt au lieu de trois), Maigret voit son
apparence se préciser et son rôle s'accroître.
Quelques coups de projecteurs éclairent la personnalité
du commissaire et révèlent en lui une force
tranquille qui se traduit par la lenteur de certains gestes
: la pesanteur de la démarche, la puissance de l'immobilité.
Dans cette aventure, il fume la pipe, renifle un
milieu social qu'il connaît mal et fait la planque
de nuit comme s'il n'était qu'un simple inspecteur
débutant ! Nous reconnaissons bien là, sous
ce Maigret de contrebande et dépourvu de label officiel,
le « vrai » Maigret auquel on reprochera plus
tard ce genre d'occupation indigne de son rang !
La
femme rousse (signé Georges Sim ; écrit
à la fin de l'été 1929 ; publié
chez Tallandier en avril 1933
alors que 17 «
Maigret-Simenon » caracolent déjà aux
vitrines des libraires) est le troisième des prototypes
dans l'ordre de rédaction, et le quatrième
et dernier dans l'ordre de publication.
Avec cette troisième intervention de Maigret, Simenon
s'éloigne un peu de l'univers du roman populaire
et se rapproche du roman semi-littéraire qu'il
rêve d'écrire. Certes La femme rousse
n'est pas encore un roman policier, mais ce n'est déjà
plus un roman populaire. Il n'a donc plus sa place dans
l'une ou l'autre des collections de Fayard, qui l'a d'ailleurs
refusé à l'automne 1929 (sans doute en raison
de l'importance donnée à l'atmosphère
au détriment de l'action). Cette aventure entre deux
genres attendra plus de trois ans avant de trouver sa place
chez Tallandier, l'autre entrepreneur de littérature
populaire du 14e arrondissement, dans la collection «
Criminels et policiers » .
C'est dans La femme rousse qu'apparaît l'atmosphère
simenonienne qui sera indissociable du commissaire. Définitivement
escorté de Torrence (pour la première fois,
il l'appelle « patron » ), le commissaire impressionne
ses interlocuteurs par sa puissance tranquille. Bourru,
bougon, hargneux parfois, il a une cinquantaine d'année,
peut-être un peu moins. Il est large d'épaule,
épais de torse et de visage. Il respire à
la fois une certaine bonhomie ironique et une assurance
anormale.
Comme dans ses deux précédentes enquêtes,
Maigret intervient de façon tardive, à la
fin de la première partie, puis par des apparitions
espacées et elliptiques. En dépit d'un rôle
déterminant il n'assure donc qu'une présence
physique réduite. Le devant de la scène est
encore accaparé par les victimes, comme il se doit
dans les romans populaires.
La
maison de l'inquiétude (signé Georges
Sim ; écrit en automne (septembre ?) 1929 ; publié
en feuilletons dans « L'uvre » dès
le 1er mars 1930, puis par Tallandier en février
1932) est le quatrième et dernier des prototypes
dans l'ordre de rédaction, et le premier dans l'ordre
de publication.
Ayant profité des essais successifs représentés
par Train
de nuit, La
figurante et La
femme rousse, La
maison de l'inquiétude est presque un
roman policier au sens strict du terme. Un genre nouveau
pour lequel aucune structure d'accueil n'existe chez Fayard
qui, logiquement, le refuse.
Avant d'être publié chez Tallandier qui, une
année auparavant, avait accueilli La femme rousse,
c'est donc dans le quotidien « L' uvre »
que Maigret apparaît pour la première fois
sur le marché et dans le paysage littéraires
français. Le lecteur amateur de romans populaires
ne sait évidemment pas qu'il tient là le premier
des quatre proto-Maigret.
Peu à peu donc, le personnage de Maigret a pris
forme, jusqu'à sa mise au monde définitive
dans La maison de l'inquiétude. Dans cette
aventure au contraire des trois précédentes
il est présent d'un bout à l'autre
du récit. On le voit même fonctionner comme
un véritable chef d'état major depuis son
bureau du Quai des Orfèvres, décrit pour la
première fois, et dans lequel figure bien l'inoubliable
poêle à charbon. Il arpente les couloirs, entretient
des rapports avec les secrétaires, le garçon
de bureau et le juge Coméliau, qui sera son ennemi
intime tout au long de sa carrière.
Aussi, que l'on considère l'ordre des rédactions
ou l'ordre des publications en volume, celui de Pietr-le-Letton
reste-t-il
le cinquième ! Il est sorti en librairie
en mai 1931, après quatre volumes dont la rédaction
est postérieure à la sienne. Et Maigret est
vraiment né après la rédaction
de quatre prototypes, considérés comme
des romans populaires (et publiés comme tels) et
non encore comme des romans policiers.
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Maigret.
Dessin non signé.
In Les enquêtes de Maigret, de Bernard
Alavoine
(Amiens, Encrage, 1999).
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