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    John Cowper Powys, en septembre 1943.



Qui êtes-vous, commissaire Maigret ?
En cliquant sur l'icône foncée, vous obtenez des détails sur un ouvrage auquel il est largement fait référence :
Alain Bertrand (in Georges Simenon : de Maigret aux romans de la destinée - Liège, Editions du CEFAL,
1994) ;
 
Alain Bertrand (in Le nouveau dictionnaire des auteurs - Paris, Robert Laffont, 1994) ;
 
Boileau-Narcejac (in Le roman policier - Paris, Payot, 1964) ;
 
Pierre Deleuse (in Les maîtres du roman policier - Paris, Bordas, 1991) ;
 
Pierre Deligny (in « Jalons chronobiographiques » - Paris, Presses de la Cité, 1993 ; Tout Simenon, tome 27) ;
 
Francis Lacassin (in La naissance de Maigret - Paris, Presses de la Cité 1991) ;
 
Francis Lacassin (in La vraie naissance de Maigret - Monaco, Editions du Rocher, 1992) ;
 
Roger Stéphane (in Le dossier Simenon - Paris, Robert Laffont, 1961) ;
 
Article non signé (in Le nouveau dictionnaire des œuvres - Paris, Robert Laffont, 1994).

   
  Simenon devant le 36, Quai des Orfèvres en 1952.
Photo non signée et non datée (Fonds Simenon, Liège, Belgique).
In Simenon, (Bruxelles, Editions Complexe, 1993).


La légende Maigret

A personnage exceptionnel, naissance mythique ! Simenon - ce forgeur de légendes - a toujours soutenu avoir écrit la première enquête du commissaire Maigret, Pietr-le-Letton, en septembre 1929 à Delfzijl (Pays-Bas), pendant qu'on recalfatait son bateau, l'Ostrogoth :

« [Le bruit des coups de marteau] ne m'empêchait pas de dormir la nuit, mais de jour ça m'empêchait de travailler. Alors j'ai trouvé un vieux bateau sur le port, une vieille péniche complètement défoncée, pleine de rats, avec de l'eau sur le fond. J'ai disposé trois caisses : une pour la machine à écrire, une pour mon derrière et une autre pour la bouteille de vin rouge. Et je me suis mis à taper là-dedans mon premier Maigret. Le lendemain, à midi, le premier chapitre de Pietr-le-Letton était écrit. Quatre ou cinq jours plus tard, le roman était terminé. »
Simenon in [ ? ].

Telle est la légende… qui l'a emporté sur une réalité bien différente. Car tout se ligue pour démentir la version de Simenon. L'ouverture de ses archives à l'Université de Liège, les dates des contrats avec ses éditeurs de l'époque, l'examen des moindres propos tenus alors par l'auteur à des journalistes, la reconstitution chronologique de ses déplacements, permettent aux chercheurs de douter fortement que Pietr-le-Letton ait été écrit à Delfzijl et à la date avancée par l'auteur.

Ainsi, dans un premier temps, Simenon révèle :  

« Maigret est né pour la première fois le… Attendez. Il y a trois ans de cela. J'étais tourmenté par le désir de créer un policier français, bien français. J'étais allé chercher la tranquillité en Norvège, à bord de mon bateau, de même que les belles madames vont accoucher dans leur château du Loir-et-Cher… Et là tout en cassant la glace, je mettais Maigret au monde, avec joie, avec amour… »
Simenon in [le titre de l'article manquent], un texte publié dans « La République », le 1er juillet 1932.

Déjà, Simenon simplifie la réalité à gros traits. D'une part, il n'est pas allé en Norvège à bord de l'Ostrogoth, mais à bord d'un bateau régulier, Le Tramway. D'autre part, c'est à Stavoren (Pays-Bas) qu'il en était réduit à casser la glace autour de l'Ostrogoth. Ce qui signifie, notamment, que la saison durant laquelle a lieu l'événement est l'hiver et non pas le mois de septembre.

Moins de deux ans plus tard, dans une revue dirigée par les frères Kessel, l'auteur commence à bâtir sa légende :

« Le commissaire Maigret, dis-je, est né par le plus grand des hasards le… Au fait, il n'est même pas né en France, mais en Hollande, en 1929 ou en 1930, alors que mon bateau, fatigué par un été dans les mers du nord avait quitté son élément naturel et se dressait sur un chantier, livré aux mains des calfats. »
Simenon in « A la retraite, le commissaire Maigret ! », un article publié dans « Confessions », le 4 février 1937.

Ensuite, sans jamais citer le nom de Delfzijl ni le titre du roman, l'auteur raconte pour la première fois l'anecdote d'une vieille barge au fond rempli d'eau où il s'est réfugié pour écrire sans être dérangé par les coup de maillets des calfats :

« C'est là que Maigret est né, moi, assis sur une caisse, ma machine sur une autre, mes pieds en équilibre sur des briques qui formaient d'instables îlots, avec quelques rats étonnés qui tenaient le rôle du bœuf et de l'âne de la crèche. »
Simenon in « A la retraite, le commissaire Maigret ! », un article publié dans « Confessions », le 4 février 1937.

Ainsi, non seulement Simenon s'est obstiné à faire croire que Maigret avait été créé à Delfzijl en septembre 1929, mais en plus il n'a cessé d'affirmer que la première apparition de l'illustre enquêteur a eu lieu dans Pietr-le-Letton.

Or, sur ce point également, l'étude de son œuvre le contredit sans contestation possible. En effet, la création de Maigret est le fruit d'un long et difficile travail d'approche, au terme duquel le commissaire intervient dans quatre romans populaires publiés sous les pseudonymes de Georges Sim ou Christian Brulls, avant de naître officiellement dans Pietr-le-Letton.

Ces quatre romans sont donc autant de prototypes de Maigret. Le plus abouti d'entre eux, La maison de l'inquiétude, est rédigé juste avant Pietr-le-Letton. Simenon a fait de visibles efforts pour adapter son récit aux lois du genre policier et se distancer ainsi définitivement du roman populaire. Malheureusement, l'intrigue de La maison de l'inquiétude est gâchée par le recours à l'une des plus grosses ficelles du roman populaire : le sosie ; la ressemblance fâcheuse entre deux personnes, l'une se voyant reprocher les agissements délictueux de l'autre. Ce thème est également utilisé dans Pietr-le-Letton, mais de façon beaucoup plus habile.

Sans doute Simenon ne considère-t-il pasLa maison de l'inquiétude comme un véritable roman policier. Insatisfait de cette tentative mal dégauchie et oscillant encore trop entre deux genres : le roman populaire et le roman semi-littéraire auquel l'auteur associe le genre policier, il l'oublie au profit de l'essai réussi un peu plus tard. Pietr-le-Letton occulte ainsi toutes les autres approches dans la mémoire de Simenon et accrédite la légende de Delfzijl. Il est donc juste de dire que ce port n'est pas le lieu de rédaction de Pietr-le-Letton, mais le lieu de naissance de Maigret en tant que héros de roman policier (en tant que héros de roman populaire, il était né dans Train de nuit, probablement rédigé en juillet ou en août 1929).

Toute légende ne procède-t-elle donc pas d'un fondement réel ?  

En 1975, lors de ses entrevues avec Simenon, Francis Lacassin lui a demandé pourquoi il avait occulté avec autant de volonté les premières apparitions de Maigret. Réponse : parce que s'étaient de simples esquisses, et parce qu'il ne considérait pas les romans écrits sous des pseudonymes comme appartenant vraiment à son œuvre.

Pietr-le-Letton est, au contraire, le premier roman de Simenon. Il revêt donc, à ses yeux, une saveur particulière. Il est le premier titre qu'il ait jugé digne de signer de son nom, et le premier pour lequel Fayard ait approuvé cette prétention. Dès lors, selon un phénomène psychologique bien connu, la mémoire de Simenon, estompée par l'écoulement du temps, va réaménager le passé pour l'adapter à cette prétention sentimentale.

On peut donc estimer que c'est en toute bonne foi que Simenon prétend que le premier « Maigret » issu de sa plume est Pietr-le-Letton, et que sa rédaction a eu lieu dans une barge abandonnée à Delfzijl, en septembre 1929.


 
Maigret.
Statue réalisée par Pieter d'Hondt à Delfzijl, aux Pays-Bas.
Carte postale éditée par Uitg. Boekhandel T. Dick, Delfzijl.



La réalité Maigret

Simenon n'a pas attendu la création du « Masque » (en 1927) pour s'intéresser à ce genre qu'on appelle pas encore le roman policier. Comme Balzac avant lui, il mesure dès 1922 - et même s'il n'en use pas tout de suite - le pouvoir révélateur que la police joue dans la dynamique du roman. Vautrin est la clé de voûte de La Comédie humaine, assurant la transition entre celle-ci et les romans de Lord R'Hoone et Horace de Saint-Aubin. De même, Maigret servira d'appui à toute une partie de l'œuvre de Simenon, assurant la transition entre lui et Georges Sim (ou autre Christian Brulls).

Pour cela, Simenon a produit, entre 1924 et 1934, sous différents pseudonymes, quelque 200 romans populaires. Un dur et laborieux apprentissage qui lui a permis de faire ses gammes et d'acquérir la maîtrise des dialogues, l'efficacité narrative et le goût de l'évocation concrète. C'est durant cette période de travaux forcés littéraires - au cours laquelle l'auteur use pas moins de dix-huit enquêteurs publics, privés ou amateurs - que se dessine le personnage de Maigret. C'est donc dans l'œuvre populaire - utilisé par Simenon comme une sorte de laboratoire littéraire - que s'est opérée la lente genèse du commissaire, à travers une série de personnages qui l'ont précédé comme autant d'ébauches. Parmi les candidats non retenus, on ne citera que les deux enquêteurs qui vont sembler suffisamment réussis à Simenon pour avoir le droit d'apparaître dans plusieurs récits.

Les rivaux se nomment Yves Jarry et Jean-Joseph Sancette.  

Tout comme Maigret, Jarry et Sancette émergent du roman populaire. Ils incarnent, depuis 1928, deux types de personnages entre lesquels l'inspiration de l'auteur hésite et qu'il garde consciencieusement en attente jusqu'au moment où l'un d'eux triomphera de l'autre.

Le premier type, qui aboutira à Maigret, s'incarne en des personnages d'aspect commun et de comportement laborieux, proches du commun des mortels : on ne les remarque pas tant qu'ils n'ont pas à exercer leurs compétences. Le second type se révèle au contraire - sitôt apparu et même avant d'agir - comme le héros auquel rien ne résiste. Ce type s'incarne dans un premier temps en un personnage élégant et désinvolte, Yves Jarry, plus proche du justicier que du policier. Puis par un effort de l'auteur pour le rendre moins romanesque et plus crédible, ce personnage va se muer en un enquêteur intrépide et effronté : Jean-Joseph Sancette, dit G. 7.

Ces trois personnages - Maigret, Jarry et Sancette - vont d'ailleurs se croiser et apparaître dans les mêmes aventures !

Simenon a soigneusement composé la personnalité d'Yves Jarry qui, malgré les efforts de l'auteur, n'évite pas toute ressemblance avec le gentleman cambrioleur Arsène Lupin. Célibataire, jeune mais point trop, élégant, séduisant et parfois séducteur, un peu mondain et élevé dans un excellent collège anglais, il habite les beaux quartiers, a voyagé sur tous les continents et parle plusieurs langues. Bien que se situant du bon côté de la barrière, il n'hésite pas - avec l'aide ou les conseils de son valet Albert - à utiliser les procédés de l'autre côté pour faire triompher sa conception de la justice ou du bon droit. Collectionneur raffiné d'énigmes, il est capable de crocheter une serrure ou d'escalader un mur.

Yves Jarry connaît quatre aventures avant d'être abandonné par Simenon : Chair de beauté, écrit en 1927 et publié en 1928 ; La femme qui tue, L'amant sans nom et La fiancée aux mains de glace, tous rédigés en 1928 et publiés en 1929. Cet abandon est motivé par le fait que Jarry est trop inféodé à l'univers du roman populaire pour l'aider à aborder l'étape suivante de sa carrière, celle du roman semi-littéraire, c'est-à-dire le roman policier. La personnalité du lupinesque Jarry a cependant contribué - par inversion - à celle de Maigret. Le commissaire est, en effet, exactement le contraire de Jarry. Marié, pas jeune (45 ans), d'apparence massive et d'origine plébéienne, domicilié dans un quartier populaire, il n'a pas voyagé hors de France et ne parle aucune langue étrangère. Il n'a pas le temps de collectionner les énigmes, trop absorbé par les exigences de son métier de policier salarié. Maigret et Jarry ont toutefois en commun leur capacité à s'immerger dans les milieux les plus divers, sauf qu'on imagine mal le commissaire se prélassant dans les palaces, les salons ou les casinos…

La silhouette rustique de Maigret se profile pour la première fois dans un épisode de la saga d'Yves Jarry, Chair de beauté. En même temps que se manifeste aussi la première esquisse de Sancette. Celui-ci s'appelle en réalité Jean-Joseph Boulines, mais — tout comme son modèle, le réputé Rouletabille — il n'est désigné que par un pseudonyme, en l'occurrence son matricule : L. 52.

Sous le même matricule, Sancette se limite à de modestes interventions, presque anonymes, dans deux autres aventures dont Yves Jarry est le héros : La femme qui tue et La fiancée aux mains de glace. Il acquiert ensuite la vedette dans un feuilleton de « La jeunesse illustrée » qui emprunte son titre à son matricule devenu L. 53. Ayant fait de lui un policier à part entière, Simenon lui octroie un bureau à la préfecture de police de Paris, dont le numéro de poste téléphonique (107) lui vaut d'être surnommé Sancette par ses collègues. Enfin, ayant donné son profil définitif au personnage, Simenon le rebaptise G. 7 (soit parce que son que son narrateur et biographe prétend l'avoir rencontré dans un taxi G. 7, alors peint en rouge comme tous les véhicules de cette compagnie ; soit en raison de sa chevelure rousse qui évoque les taxis G. 7).

En comptant les nouvelles, ce sont près de vingt-cinq enquêtes que Sancette aura à son actif. Dont six romans : Captain S.O.S., L'homme qui tremble, Le document violet, Les amants du malheur, Matricule 12 et Le château des Sables rouges.

Simenon accordera beaucoup de sympathie à cet inspecteur malin, débrouillard et plein d'aplomb. Après l'abandon d'Yves Jarry (le 30 septembre 1929, lorsque Fayard accepte le manuscrit de Train de nuit, le premier roman où le commissaire apparaît sous son nom), il sera le dernier concurrent direct de Maigret. Pourtant, comme Jarry d'ailleurs, Sancette - avec son allure juvénile, son assurance et son esprit battant - est l'antithèse vivante de Maigret. Par son impétuosité, son aptitude à se déguiser en n'importe qui, Sancette relève bien du type Rouletabille, un personnage que Simenon admirait beaucoup, au point d'adopter ses tics lorsqu'il débutait à la « Gazette de Liège » à l'âge de 15 ans et demi, le 6 janvier 1919.

En septembre 1929, alors que l'Ostrogoth est à quai, Simenon choisit Maigret comme héros de la série policière qui va le propulser dans sa nouvelle carrière. Ce choix n'est toutefois pas aussi définitif qu'on pourrait le croire ! En effet, peu avant de faire passer Maigret du roman populaire au roman policier grâce à Pietr-le-Letton, l'auteur procure la même promotion à Sancette. Le jeune rouquin dynamique résout avec son culot tranquille la série de nouvelles publiées par « Détective » du 12 septembre au 19 décembre 1929 et réunies chez Fayard sous le titre Les 13 énigmes (septembre 1932). C'est du reste dans cette série qu'il hérite définitivement du sobriquet de G. 7.

Quelques jours avant d'écrire Pietr-le-Letton, le premier roman de la série qui lui franchir une étape décisive dans sa carrière de romancier, Simenon s'accorde une dernière tentative de roman populaire amélioré. Ce sera Le château des Sables rouges, la dernière aventure de Sancette sous forme de roman.

Simenon attache à cet ouvrage une certaine importance, sans doute en raison de son rôle charnière. Par ailleurs, Le château des Sables rouges (écrit au début de l'hiver 1929-1930 et publié par Tallandier en 1933 sous le pseudonyme de Georges Sim), est un essai très réussi de la fameuse atmosphère simenonienne. Il lui est inspiré par le décor du hameau de Roodezand (Les Sables rouges), situé à quelques kilomètres de Delfzijl. L'action se déroule en janvier 1929. En manipulant le froid, l'environnement désertique, la barrière linguistique, l'inconfort logistique et les changements alimentaires, Simenon compose une ambiance épaisse, pesante, opaque, dont chacun paraît s'accommoder. Sauf le trublion de service, l'inspecteur Jean-Joseph Sancette de la première brigade mobile.

Celui-là même que Simenon retient comme personnage principal (comme s'il ne se sentait pas assuré du succès de Maigret…) de la série de quatre récits qu'un jeune éditeur débutant, Jacques Haumont lui propose d'écrire pour une nouvelle collection, appelée « Phototexte » , qu'il entend lancer sur le marché.

Cela montre bien, d'une part que Simenon est loin d'avoir fait son choix entre Maigret et Sancette, et que, d'autre part, tout en préparant le lancement de Maigret, il a la prudence de conserver un second fer au feu. Un enquêteur rival qui devra le faire vivre si l'opération Fayard — le mémorable Bal anthropométrique du 20 février 1931 — échoue.

C'est ainsi qu'au cours de l'été 1930, à bord de l'Ostrogoth amarré à Morsang-sur-Seine, il alterne la rédaction de trois « Maigret » (Monsieur Gallet, décédé, Le pendu de Saint-Pholien et Le charretier de La Providence) et de quatre longues nouvelles destinées à la collection « Phototexte » : La folle d'Itteville, La nuit des sept minutes, Le Grand Langoustier et L'énigme de la Marie-Galante.

Bien qu'étant le fruit d'une novatrice (certainement beaucoup trop pour l'époque !), la collection « Phototexte » vise la publication de photo-romans littéraires. Lancée avec La folle d'Itteville juste après l'inoubliable soirée donnée au cabaret la Boule blanche, elle rencontrera toutefois un insuccès complet. Ce sera donc le public qui — entre l'enquêteur rouquin, version néo-Rouletabille et le fonctionnaire besogneux, massif, ruminant, lent, peu séduisant, bourru même — plébiscitera ce dernier en lieu et place de leur créateur ; celui-ci était encore loin d'avoir fait son choix…

L'échec de l'éditeur Jacques Haumont est dû un peu à cause de l'enquêteur, dont les grandes qualités sont jugées banales ; beaucoup à cause de la présentation du livre et des choix de fabrication. De plus, une mise en page maladroite hache la lecture et massacre les photographies de Germaine Krull qui illustrent La folle d'Itteville.

Les trois autres récits prévus pour « Phototexte » ne paraîtront qu'en 1933 dans les colonnes de l'hebdomadaire de la maison Gallimard, « Marianne » . Ils seront ensuite réunis par le même éditeur sous le titre Les sept minutes (1938) et réédités une dernière fois sous le titre G. 7 (1951), un volume pierre tombale qui consacre l'enterrement de Sancette. Maigret a gagné… Définitivement !

La naissance de Maigret est donc bien loin d'être aussi spontanée que Simenon a voulu le faire croire avec son histoire de Delfzijl, alors que l'Ostrogoth était à quai !

Mais que s'est-il vraiment passé en septembre 1929, à Delfzijl ?  

Il est pratiquement certain que ce soit là, dans ce port hollandais, que Simenon se décide à rompre avec le roman populaire et à imaginer un héros qui lui permettrait de gagner sa vie dans le roman policier. Un personnage qui devrait être un homme ressemblant aux autres par son physique ou ses origines sociales, mais disposant de plus de bon sens et d'intuition qu'eux. De tous les personnages essayés par Simenon, seul Maigret a le profil correspondant le mieux à de telles exigences.

Sur la base des différentes versions que Simenon a donné de la naissance de Maigret, il apparaît qu'entre septembre 1929 et le retour à Paris au printemps 1930, l'auteur ait écrit non pas un, mais deux « Maigret » . L'un à Delfzijl, et l'autre plus tard, à Stavoren. Celui-ci a sans doute été commencé en Allemagne, à Wilhemlshafen :

« Le roman fini, je l'expédiai à Paris et, comme mes calfats en avaient terminé avec mon bateau, je repris la mer, arrivai à Wilhelmshafen, où je trouvai commode de m'amarrer à une pile du pont pour commencer un nouveau livre. Le lendemain, les autorités mes priaient de m'installer ailleurs, et je choisi un îlot formé par une quarantaine de torpilleurs qui se rouillaient. Il était dit que l'enfantement de Maigret serait laborieux. Je n'en étais pas au second chapitre qu'un quidam du contre-espionnage me demandait avec insistance pourquoi je choisissais un port allemand pour mes exercices de dactylographie. Après quoi, mal convaincu de l'innocence de mes travaux, il s'installait dans ma cabine et, des heures durant, épluchait ma copie. Ce fut mon premier lecteur. Un lecteur peu enthousiaste, puisqu'il me donna quarante-huit heures pour quitter les eaux allemandes en compagnie de mon Maigret inachevé. »
Simenon in « A la retraite, le commissaire Maigret ! », un article publié dans « Confessions », le 4 février 1937.

Dans cette barge abandonnée qui est censée servir de berceau à Maigret, il est vraisemblable que Simenon ait écrit un roman populaire faisant intervenir le commissaire. Dans ses entretiens avec Francis Lacassin, en 1975, l'auteur s'était montré catégorique sur un point : Pietr-le-Letton a été rédigé après les romans populaires dans lesquels figure peu ou prou Maigret.

L'hypothèse selon laquelle Simenon écrit à ce moment-là — en septembre 1929 à Delfzijl — La maison de l'inquiétude, le dernier des quatre prototypes de Maigret, est plus que probable, en particulier en raison du fait que Maigret y occupe la scène de la première à la dernière ligne.

A l'encontre de l'hypothèse selon laquelle c'est Train de nuit, l'un des quatre prototypes de Maigret, qui aurait été rédigé dans la vieille péniche abandonnée, il est une objection de forme. Dans ce roman populaire, Maigret n'apparaît qu'à la fin de l'intrigue et il n'est encore qu'une ébauche du commissaire.

Quant à Pietr-le-Letton, il a dû être composé quelques mois plus tard, après que Simenon et son bateau aient quitté Delfzijl. Sans doute en deux temps, à Wilhelmshafen (pour les deux premiers chapitres) et à Stavoren au début de l'hiver 1929-1930.

A l'encontre de l'hypothèse selon laquelle Pietr-le-Letton aurait été écrit, un peu plus tard, à Morsang-sur-Seine au printemps 1930, il est encore une objection. De fond, cette fois. Simenon n'a pas la mémoire des dates et il reconnaît lui-même. Mais il conserve un souvenir précis des circonstances, des saisons et atmosphères jusque dans leurs moindres détails : couleurs, odeurs, lumière… Il est peu probable qu'il ait pu confondre le contexte maritime et portuaire dans lequel il prétend avoir composé Pietr-le-Letton, et l'ambiance fluviale et champêtre de Morsang-sur-Seine.

Avec Pietr-le-Letton, Simenon est certain de tenir enfin le tremplin de sa carrière semi-littéraire, raison pour laquelle il lui cherche des débouchés plus prestigieux que pour ses romans populaires. Mais en vain, avouera-t-il plus tard, dans un entretien publié par une revue cinématographique :

« Cinq éditeurs, exactement, ont refusé de s'y intéresser parce que c'était policier sans être policier, puisque les règles du genre n'était pas observées ; mon héros était gros, gras, sans poésie ; pas de personnages sympathiques, ni de personnages répugnants ; pas d'amour. »
Paul Bringuier in « Pour vous » [la date et le titre de l'article manquent].

Après ces échecs, Simenon se résigne à frapper à la porte de Fayard pour lui soumettre Pietr-le-Letton :

« Un jour, Charles Dillon lisait un manuscrit de cet intarissable fournisseur quand il sursauta et s'en alla frapper à la porte d'Arthème Fayard :
— J'aimerais, patron, que vous parcouriez ce texte. Je crois que l'auteur a quelque chose dans le ventre. Et il a imaginé là un personnage très attachant. Un certain commissaire Maigret. »

Max Favalelli in « J'ai vu naître Maigret », un article publié dans « La Gazette des Lettres » le 15 octobre 1950.

Mais Fayard ne dispose pas de collection pour accueillir Pietr-le-Letton. Et en attendant que l'on en crée une spécialement pour lui, comme le recommande effrontément Simenon, l'ouvrage est donné en feuilletons de juillet à octobre 1930 à l'hebdomadaire maison « Ric et Rac » . Un lot de consolation non méprisable puisque ce périodique abrita dans ses colonnes Agatha Christie, Jack London, Kipling et Pierre Boileau, premier membre du futur tandem Boileau-Narcejac.

Partageant certainement les réticences exprimées par cinq de ses confrères qui refusèrent Pietr-le-Letton, Arthème Fayard semble avoir eu des réticences à envisager le lancement d'une collection policière résolument différente de ce qui se faisait alors dans le domaine de l'édition. De plus, Simenon envisage d'accompagner l'opération par une manifestation qui mobiliserait le Tout-Paris et ses échotiers : un « Bal anthropométrique » à l'entrée duquel on prendrait les empreintes des invités. Pour éviter un refus catégorique de son éditeur, Simenon modère ses exigences par une offre prudente : il prend en charge la moitié des frais de lancement !

Fayard accepte la proposition de Simenon et - comme garantie supplémentaire - demande à l'auteur de disposer de plusieurs manuscrits avant de lancer la série, afin de pouvoir répondre aussitôt au succès si, par hasard, il se manifeste…

Il est douteux que Simenon ait assumé la moitié des dépenses engendrées par l'organisation du « Bal anthropométrique » sous forme d'argent frais tiré de sa poche. Ainsi, pendant que tout se met en place, en novembre et en décembre 1930, l'auteur se cloître en Bretagne, près de Concarneau, pour écrire des romans populaires (Les forçats de Paris, La fiancée du diable et L'évasion). Acceptés par contrat le 15 décembre 1930, ils ne paraîtront qu'en 1932 alors que la réussite de la série « Maigret » ne fait plus aucun doute. Selon son expression, Simenon devait ces romans populaires à Fayard. Comme il n'était pas dans l'habitude de l'éditeur d'avancer de l'argent sur des manuscrits qu'il n'avait pas acceptés, encore moins lorsqu'ils n'étaient pas écrits, on peut supposer que cette production tardive (et anachronique pour un auteur qui a répudié la littérature populaire) s'explique par le fait que Simenon s'est engagé à acquitter sa contribution aux frais du Bal anthropométrique en nature. Et non par prélèvement sur les droits futurs - et aléatoires - de la nouvelle série « Maigret » , mais sous forme de bons vieux romans populaires à la technique éprouvée et à la rentabilité garantie…

L'hypothèse selon laquelle Simenon aurait voulu conserver un pied dans l'univers de la littérature populaire en prenant une assurance contre l'échec possible de la série semi-littéraire est très peu probable. En effet - et on l'a vu précédemment - Simenon aurait misé sur l'inspecteur Sancette en cas d'insuccès de Maigret.


 

Maigret.
Profil figurant au dos de la couverture des ouvrages publiés aux Presses de la Cité entre 1957 et 1966 ; la couleur du fond change à chaque titre.




Les proto-Maigret

Seuls trois personnages venus du roman populaire vont survivre dans le cycle des « Maigret » publiés sous patronyme : le juge Coméliau, le commissaire Torrence et le brigadier Lucas (qui se retrouveront néanmoins tous deux simples inspecteurs dans les aventures officielles).

Le nom de « Maigret » figure pour la première fois en 1929 dans un roman sentimental, Une ombre dans la nuit, signé Georges-Martin Georges.

La silhouette de Maigret apparaît, elle, pour la première fois un an plus tôt. Soit au cours de l'été 1928, sous la plume de Christian Brulls. En effet, dans Chair de beauté, Yves Jarry est aux prises avec un policier simplement désigné comme « l'inspecteur n° 49 » . On pourrait voir dans cette appellation un subterfuge de Maigret - s'il avait déjà été créé - tant leur ressemblance est manifeste (la taille, la vigueur, la lourdeur, les traits immobiles, la pipe qu'il bourre avec soin…).

Puis, dans L'homme à la cigarette, Captain S.O.S, La victime et La femme en deuil, tous trois écrits en 1929, Simenon poursuit l'ébauche du personnage en mettant en scène des fonctionnaires de police qui sont proches de Maigret par l'attitude ou le comportement.

Et Maigret arrive enfin ! Dans quatre romans prototypes : Train de nuit, La figurante (titre porté par le manuscrit : La jeune fille aux perles), La femme rousse et La maison de l'inquiétude.

Train de nuit (signé Christian Brulls ; écrit en juillet ou en août 1929 ; publié par Fayard en octobre 1930) est le premier des prototypes dans l'ordre de rédaction, et le deuxième dans l'ordre de publication.

Fayard ne déroule cependant pas le tapis rouge à celui qui sera bientôt l'un des commissaires les plus célèbres du monde. Accepté par contrat le 30 septembre 1929 par Fayard, Train de nuit, n'a droit qu'aux « Maîtres du roman populaire », une collection bas de gamme comme en témoigne la présentation : un grand et mince fascicule, au texte imprimé sur deux colonnes pour économiser le papier, que les marchands de journaux suspendent par une épingle à linge. Dans cette aventure, le nom du commissaire n'est pas mentionné avant le premier tiers du fascicule : encore est-il seulement cité dans un article du quotidien, « Le Petit Marseillais ». Il faut attendre les trois derniers chapitres (sur les vingt que compte le roman) pour que Maigret intervienne, et naisse enfin !

Entrée discrète : d'abord dans un article de journal, ensuite sous les traits d'un homme flou, sans visage, qui ne fait que passer dans ce Train de nuit comme d'autres personnages secondaires. Aucune précision sur son aspect physique, son âge, sa démarche, sa situation familiale. Il n'a pas encore son inséparable pipe et appartient à la police de Marseille. Mais il a déjà auprès de lui l'inspecteur Torrence et manifeste une faculté de compassion inhabituelle chez un policier.

La jeune fille aux perles (signé Christian Brulls ; écrit à la fin de l'été 1929, juste après Train de nuit ; publié par Fayard sous le titre La figurante en février 1932, soit un an après le début de la série « Maigret » signée Simenon) est le deuxième des prototypes dans l'ordre de rédaction, et le troisième dans l'ordre de publication.

Comme le précédent, Fayard publie ce roman sous la couverture couleur de papier d'emballage des « Maîtres du roman populaire ». Ce qui ne souffre aucune contradiction : La figurante n'est pas encore un roman policier plus ou moins déguisé, mais un authentique roman populaire. Pour sa seconde apparition, Maigret est muté à Paris, au Quai des Orfèvres, où Lucas est son principal collaborateur. Beaucoup plus présent que dans Train de nuit (onze chapitres sur vingt au lieu de trois), Maigret voit son apparence se préciser et son rôle s'accroître. Quelques coups de projecteurs éclairent la personnalité du commissaire et révèlent en lui une force tranquille qui se traduit par la lenteur de certains gestes : la pesanteur de la démarche, la puissance de l'immobilité.

Dans cette aventure, il fume la pipe, renifle un milieu social qu'il connaît mal et fait la planque de nuit comme s'il n'était qu'un simple inspecteur débutant ! Nous reconnaissons bien là, sous ce Maigret de contrebande et dépourvu de label officiel, le « vrai » Maigret auquel on reprochera plus tard ce genre d'occupation indigne de son rang !

La femme rousse (signé Georges Sim ; écrit à la fin de l'été 1929 ; publié chez Tallandier en avril 1933… alors que 17 « Maigret-Simenon » caracolent déjà aux vitrines des libraires) est le troisième des prototypes dans l'ordre de rédaction, et le quatrième et dernier dans l'ordre de publication.

Avec cette troisième intervention de Maigret, Simenon s'éloigne un peu de l'univers du roman populaire et se rapproche du roman semi-littéraire qu'il rêve d'écrire. Certes La femme rousse n'est pas encore un roman policier, mais ce n'est déjà plus un roman populaire. Il n'a donc plus sa place dans l'une ou l'autre des collections de Fayard, qui l'a d'ailleurs refusé à l'automne 1929 (sans doute en raison de l'importance donnée à l'atmosphère au détriment de l'action). Cette aventure entre deux genres attendra plus de trois ans avant de trouver sa place chez Tallandier, l'autre entrepreneur de littérature populaire du 14e arrondissement, dans la collection « Criminels et policiers » .

C'est dans La femme rousse qu'apparaît l'atmosphère simenonienne qui sera indissociable du commissaire. Définitivement escorté de Torrence (pour la première fois, il l'appelle « patron » ), le commissaire impressionne ses interlocuteurs par sa puissance tranquille. Bourru, bougon, hargneux parfois, il a une cinquantaine d'année, peut-être un peu moins. Il est large d'épaule, épais de torse et de visage. Il respire à la fois une certaine bonhomie ironique et une assurance anormale.

Comme dans ses deux précédentes enquêtes, Maigret intervient de façon tardive, à la fin de la première partie, puis par des apparitions espacées et elliptiques. En dépit d'un rôle déterminant il n'assure donc qu'une présence physique réduite. Le devant de la scène est encore accaparé par les victimes, comme il se doit dans les romans populaires.

La maison de l'inquiétude (signé Georges Sim ; écrit en automne (septembre ?) 1929 ; publié en feuilletons dans « L'Œuvre » dès le 1er mars 1930, puis par Tallandier en février 1932) est le quatrième et dernier des prototypes dans l'ordre de rédaction, et le premier dans l'ordre de publication.

Ayant profité des essais successifs représentés par Train de nuit, La figurante et La femme rousse, La maison de l'inquiétude est presque un roman policier au sens strict du terme. Un genre nouveau pour lequel aucune structure d'accueil n'existe chez Fayard qui, logiquement, le refuse.

Avant d'être publié chez Tallandier qui, une année auparavant, avait accueilli La femme rousse, c'est donc dans le quotidien « L' Œuvre » que Maigret apparaît pour la première fois sur le marché et dans le paysage littéraires français. Le lecteur amateur de romans populaires ne sait évidemment pas qu'il tient là le premier des quatre proto-Maigret.

Peu à peu donc, le personnage de Maigret a pris forme, jusqu'à sa mise au monde définitive dans La maison de l'inquiétude. Dans cette aventure — au contraire des trois précédentes — il est présent d'un bout à l'autre du récit. On le voit même fonctionner comme un véritable chef d'état major depuis son bureau du Quai des Orfèvres, décrit pour la première fois, et dans lequel figure bien l'inoubliable poêle à charbon. Il arpente les couloirs, entretient des rapports avec les secrétaires, le garçon de bureau et le juge Coméliau, qui sera son ennemi intime tout au long de sa carrière.

Aussi, que l'on considère l'ordre des rédactions ou l'ordre des publications en volume, celui de Pietr-le-Letton reste-t-il… le cinquième ! Il est sorti en librairie en mai 1931, après quatre volumes dont la rédaction est postérieure à la sienne. Et Maigret est vraiment né après la rédaction de quatre prototypes, considérés comme des romans populaires (et publiés comme tels) et non encore comme des romans policiers.


 
Maigret.
Dessin non signé.
In Les enquêtes de Maigret, de Bernard Alavoine
(Amiens, Encrage, 1999).



Deuxième partie